ANGE DU ROCK N°11 : NINA SIMONE
- Patrice Villatte
- 18 juin 2021
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 19 juin 2021

Quand on souhaite rejoindre la Camargue au départ de Marseille, le mieux est de passer par Martigues. On traverse ensuite Fos-sur-Mer et son impressionnant désert industriel pour embarquer sur le bac de Barcarin qui relie les deux rives du Grand-Rhône. La traversée ne dure que quelques minutes mais l’endroit vaut le détour. Le fleuve qui bientôt rejoint la mer, les hérons cendrés, les mouettes rieuses et les busards des roseaux, le ciel généralement ensoleillé, plus les quelques habitués (les touristes préférant passer par Arles), font de ce coin oublié l’un de mes préférés.
C’est là que je l’ai rencontrée.
Que faisait cette vieille dame toute voûtée sur ce bateau ? Je crois que je ne le saurai jamais. Il me fallut un peu de temps pour m'habituer à son accent étranger, mais quand je compris qu’elle habitait Salin-de-Giraud, je lui proposai immédiatement de l’accompagner. C’est dans ce village très particulier que le bac vous débarque, construit à proximité d'industries chimiques qui depuis le dix-neuvième siècle récoltent le sel pour fabriquer du carbonate de soude. Le centre s’organise autour de ce que les gens du coin surnomment les « corons en Camargue », exemple surprenant d’urbanisme ouvrier et d’utopies patronales paternalistes en vogue il y a plus de cent ans. C’est au cœur de cette cité, sur un banc public que nous nous installâmes pour discuter.
« Je m’appelle Nina Simone, j’étais musicienne. Peut-être vous connaissez ?
- Si je vous connais ? Vous êtes ma chanteuse préférée ! Une femme formidable, militante, pianiste, compositrice, interprète d’exception, une légende que je ne pensais plus vivante ! Mais je croyais que vous étiez installée à Carry-le Rouet ?
- C’est une longue histoire. En 1993, je me suis installée près d’Aix-en-Provence à Bouc-Bel-Air que j’ai dû quitter suite à quelques problèmes avec la justice française. Ensuite j’ai posé mes valises à Carry-le-Rouet, mais tout y était trop cher et depuis plusieurs années je me suis réfugiée à Salin où je me suis faite oublier. Ce village de prolétaires me va bien. Dans mon dos les gens m’appellent « la folle américaine » mais ils me foutent la paix. Mon logement est minuscule. Je n’ai pas la place pour un piano mais il m’est gracieusement prêté par les gars de la CGT. Alors je vis seule avec mes pensées.
Je suis née Eunice Kathleen Waymon à Tryon en Caroline du Nord le 21 février 1933. Enfant, je voulais devenir la première pianiste classique afro-américaine, mais le jazz m’a rattrapée. J’ai enregistré mon premier disque en 1958. C’est sur scène que je me suis vraiment révélée. Les critiques n’ont jamais su où me classer : chanson, jazz, blues, gospel, soul, pop… Moi je m’en moque ! C’est la qualité des compositions qui m’importe. Par exemple, j’ai toujours bien aimé les chansons de Barry Gibb des Bee Gees. Passer de Ne me quitte pas de Brel à un tube des Beatles ou de Dylan ne m’a jamais posé de problème. N’imaginez pas que ces chansons m’étaient imposées par la maison de disques. Non, c’est moi qui choisissais ce que je voulais chanter. C’est d’ailleurs ma version de Wild is the wind qui a inspiré ce cher David Bowie. Sa reprise sur son album Station To Station a relancé ma carrière. »
Dès le début de notre conversation, fasciné, je n’osais l’interrompre. J'aurais voulu lui dire que c’était grâce à cette chanson que je l’avais découverte. Mais je préférai la laisser parler, convaincu que des centaines de petits blancs lui avaient déjà fait le coup du fan transi d’admiration. Je ne voulus pas l’énerver. À l’évidence cette femme a un caractère bien trempé.
« Mon dieu que David était maigre et pâle. Quand il passait me voir, je lui proposais toujours de manger, mais lui préférait fumer. Il adorait m’écouter chanter le blues. Pourtant ma mère détestait cette musique. Pour elle c’était la parole du diable. Néanmoins c’est grâce à mes parents que j’ai pris conscience de la nécessité de me lancer dans la lutte pour la défense des droits civiques. À douze ans je devais jouer un récital classique à l’église, mais quand mes parents venus me soutenir au premier rang durent s’installer au fond pour laisser la place aux blancs, je compris qu’il faudrait me battre toute ma chienne de vie. J’ai été boycottée bien des fois. Mes compositions dérangeaient. J’ai écrit Mississippi Goddam pour hurler mon dégoût des inégalités raciales et j’ai marché à Selma en Alabama en chantant Strange Fruit de Billie Holiday. J’ai refusé de payer mes impôts pour protester contre la guerre au Vietnam. On m’a fait passer pour folle. Plusieurs fois j’ai dû supporter la camisole et j’ai fini par m’exiler pour ne pas être emprisonnée. Le plus drôle c’est que j’ai survécu grâce à une publicité pour un parfum de Chanel qui a utilisé ma version de My Baby Just Cares For Me. Et pour une fois j’ai été correctement payée. »
Depuis le début de cette conversation plusieurs personnes, visiblement des habitués, s'étaient attroupées autour de nous. Nina ne parlait pas, elle chantait une douce mélopée de sa voix caverneuse et posée. Malgré son âge, elle avait su conserver cette fougue formidable qui semblait tenir d’un miracle inexpliqué.
Alors que son intransigeance et sa folie l’avaient complètement rejetée du monde convenable et de la bonne société, là, parmi ces paumés exclus, elle trônait telle une icône toujours révoltée. Prenant à parti un vieux monsieur tout cassé, apparemment son voisin de palier, elle dit : « Tu sais Dédé quel est mon seul regret ? J’aurais tellement aimé finaliser cette idée de comédie musicale sur la Commune de Paris ! » Interloqué et ignorant de ce projet, j’osai lui demander quelques précisions.
« On espérait avoir Raul Peck à la réalisation, vous savez ce jeune réalisateur haïtien. Je l’avais rencontré quand je traînais à la Barbade. Il m’avait initié à l’histoire de son peuple magnifique. Il voulait m’installer à Jacmel sur la côte sud de l’île mais cela ne s’est pas fait. Quand je pense que je finis mes jours dans ce pays qui a imposé aux haïtiens le dédommagement des esclavagistes lorsque la France chassée par la révolte indépendantiste a quitté Haïti en 1804 ! Savez-vous que c’est la première explication de cette pauvreté endémique qui touche depuis ce malheureux pays ? Il leur a fallu rembourser cette dette immonde jusqu’aux années 1950 ! (Et le fameux Dédé rajoutant, - Un jour, il faudra bien payer !).
Vous n’allez pas le croire mais Raoul m’imaginait en Louise Michelle. Probablement à cause de mon manque total de scrupules pour justifier la nécessité de se lancer dans la lutte armée. D’ailleurs il m’avait surnommée « Nina la pétroleuse ». Inutile de vous dire que nous n’avons eu aucun soutien de la part de l’industrie du cinéma, un milieu tout aussi pourri que le business de la musique. Je me souviens que le seul qui a osé nous encourager fut Bertrand Tavernier, un brave type vraiment passionné. Quand je lui ai révélé avoir choisi Simone comme nom d’artiste en référence à Simone Signoret que je trouvais si belle dans le film Casque d’or de Jacques Becker, il en a été tout bouleversé. Le film sur la Commune ne s’est pas fait et probablement qu’il ne se fera jamais. Dommage... »
Face à son dernier public, Nina Simone semblait enfin apaisée, le regard perdu dans ses souvenirs, rêvant toujours à un monde d’égalité. Dans la fraîcheur méditerranéenne de cette soirée déjà bien avancée je ne pus m’empêcher de penser qu'effectivement, une Louise Michelle black aurait été une sacrée bonne idée !

À lire en écoutant : Nina Simone Wild is the Wind
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