ANGE DU ROCK N°49 : LEONARD COHEN
- Patrice Villatte
- 1 sept. 2023
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 2 oct. 2023

« Monsieur Cohen, voici les douze volumes des Mémoires d’outre-tombe que vous avez demandés. C’est bien l’édition originale publiée par la maison Penaud frères entre 1849 et 1850. Je vous les laisse sur cette tablette à roulettes, vous n’avez plus qu’à vous servir. Inutile de vous rappeler les précautions à prendre pour les consulter. Voici d’ailleurs une nouvelle paire de gants blancs pour ne rien tâcher ».
La scène se passe dans la bibliothèque de la Maison de Chateaubriand, au cœur de la Vallée-aux-Loups à Châtenay-Malabry. Malgré quelques travaux de restauration, la maison où vécut ce monument de la littérature française est depuis le début du dix-neuvième siècle restée dans son jus, au cœur d’un parc magnifique, oasis de verdure en pleine banlieue à quelques encablures des portes de Paris. Quand j’arrive comme chaque matin depuis deux mois dans la salle de lecture, monsieur Cohen est déjà là absorbé par ses recherches. Un simple bonjour et je m’assois à l’autre bout d’une grande table qui occupe la pièce principale. Au-dessus domine une mezzanine parée d’une multitude de livres de tous âges, parfaitement alignés derrière leur vitrine. Dans un silence pesant, nous travaillons.
Je m’intéresse à l’armée des émigrés qui s’est réunie à Coblence en 1792 pour combattre la République naissante. Elle réunit des princes, des nobles, des riches bourgeois et des prélats qui ont fui la France parfois dès le lendemain de la prise de la Bastille, avec la ferme intention de revenir châtier les partisans de la liberté. J’y vois un parallèle avec ceux qui aujourd’hui quittent leur pays pour échapper à la justice fiscale. Mon voisin, lui, n’est pas là pour lister cette armée de contre-révolutionnaires parmi lesquels François-René de Chateaubriand a siégé. Non, comme des millions d’amateurs venus du monde entier, il est là pour percer les mystères de ce chef-d’œuvre écrit par un réactionnaire breton. Comme toujours dans ce genre d’endroit nous parlons peu et à voix basse. La bibliothécaire, charmante, se met en quatre pour répondre à nos demandes, lui comme fervent chateaubriandiste et moi comme histrion de la Révolution. C’est en entendant susurrer ce vénérable vieillard que je comprends qu’il vient de Montréal. Il se prénomme Leonard mais ici tout le monde l’appelle monsieur Cohen.
Mais bon dieu évidement, comment cela se fait-il que personne n’a fait le lien avec le célèbre barde canadien né en 1934 et disparu en 2016 ?
Comme il n’est pas question de le déranger pendant qu’il étudie, j’attends patiemment l’heure de la pause déjeuner. J’ai constaté qu’à midi pile il se dirige vers le salon de thé pour avaler deux petits sandwichs triangulaires et une tasse de thé. Puis il part se promener seul dans le jardin et va s’assoir devant la tour Velléda où Chateaubriand écrivit plusieurs de ses œuvres majeures. C’est là que je vais le rejoindre pour converser. Il s’exprime dans un français parfait et chaque jour nos échanges se font plus charmants. Après lui avoir expliqué ma démarche, ce qui n’a pas eu comme effet de le rebuter, je le questionne sur sa vie si bien remplie. Je m’étonne. Leonard est né dans une famille juive ashkénaze fortement religieuse. Dans les années quatre-vingt, on sait qu’il s’est retiré dans un monastère bouddhiste. Il a été ordonné moine et y est resté cinq longues années sans écrire la moindre chanson. Depuis aurait-il rejoint l’auteur du « Génie du christianisme » dans sa vision épique du catholicisme ?
« Non, je suis né juif et juif je mourrai... Les religions m’ont toujours intéressé et c’est ma curiosité pour la culture française qui m’a amené à Chateaubriand. J’ai eu ma période Verlaine puis Brassens et aujourd’hui j’en pince pour François-René, me dit-il en esquissant un regard amusé. Savez-vous que dès mon album Songs from a Room paru en 69 j’ai chanté quelques vers en français et cet intérêt pour votre langue ne m’a jamais quitté. »
Bien sûr que je connais sa version de la Complainte du Partisan qui est un hommage aux résistants durant la Seconde Guerre Mondiale. Je n’ose pas lui raconter un souvenir qui m’a marqué : enfant, j’accompagnais un groupe d’handicapés physiques lors d’une rencontre avec de jeunes allemands invalides. Un soir à la veillée, un animateur sortit sa guitare et chanta The Partisan en anglais et en français. Si les ados n’avaient pas saisi le sens des paroles, les encadrants n’avaient que modérément apprécié cette initiative maladroite. Tenter de fédérer la jeunesse européenne était une bonne idée mais interpréter cette magnifique chanson à cette occasion pouvait sembler déplacé… Au lieu de partager cette anecdote je préfère l’interroger sur l’une des caractéristiques de ses concerts.
« Je vous ai vu en live et le moins que l’on puisse dire c’est que vous ne laissez pas insensible la gente féminine.
– Effectivement, c’est l’effet voix grave dans un costume élégant bien taillé. Quand en plus vous murmurez à l’oreille d’une jolie fille, elle ne peut que craquer. J’aime les femmes mais j’aime à penser que ce n’est pas seulement ma voix qui les attire me dit-il d’un air coquin. Je n’ai pas envie de finir comme votre Jean d’Ormesson national, vieux galant mais quelque peu has been. Remarquez à la différence de Chateaubriand, je ne termine pas ma vie dans les bras d’une « jeune amie de mes vieux ans ». Cohen rigole carrément !
– Et votre goût pour les synthétiseurs, ce n’est pas ce qui a le mieux vieilli !
– En effet, j’ai débuté chanteur folk minimaliste mais pour en sortir j’ai fréquenté Phil Spector, et ça n’a pas été une réussite. Ensuite j’ai intégré des ouds et des bouzoukis avec plus de succès. À partir de I’m Your Man publié en 1988, je suis passé aux synthés. C’était simplement plus pratique. Franchement je me fiche du son de mes chansons. Ce sont les textes qui m’importent, je les veux mystiques, spirituels et sexuels. Je suis un parolier qui se prend pour un poète.
– Selon ces critères c’est l’album Various Positions avec le classique Hallelujah repris par d’innombrables artistes qui me semble le plus réussi.
– Je suis d’accord avec vous, mais cessons de parler de moi. Racontez-moi plutôt votre vie. »
Très gênant de devoir se dévoiler devant une telle personnalité. J’ai pourtant l’audace de lui dire que je suis l’homme d’une seule femme et que cinquante ans plus tard, je suis toujours avec ma bien-aimée. Petit prof retraité depuis peu, j’ai jadis tenté l’aventure du rock’n’roll et pour amuser la galerie joué de la batterie pendant de longues années. J’en suis sorti perclus de tendinites sans avoir jamais vraiment progressé. Je m’essaie aussi à l’écriture mais sans plus de succès. Face à ces aveux Leonard se comporte comme un parfait gentleman. Pour me réconforter, il cite Illusions perdues et les déboires de Lucien de Rubempré ce jeune provincial antihéros plein de faiblesses qui échoue à s’imposer dans le Cénacle, ce cercle intellectuel de « vrais grands hommes » du dix-neuvième siècle. Étrangement il attribue ce roman à Chateaubriand… Quand très délicatement je le corrige en lui rappelant qu’il s’agit d’un roman d’Honoré de Balzac, de sa voix d’outre-tombe Leonard Cohen acquiesce et me sourit…

À lire en écoutant : Leonard Cohen, Various Positions
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