ANGE DU ROCK N°17 : JOE STRUMMER
- Patrice Villatte
- 12 nov. 2021
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 17 nov. 2021

Jacqueline, c’est ma fromagère ! Chaque jour de la semaine elle arpente les marchés à bord de sa camionnette aménagée, klaxonnant dans les hameaux pour annoncer sa venue, proposant sa marchandise aux oubliés des supermarchés. Le samedi matin elle finit sa tournée en s’installant sur cette petite place charmante de La Rochefoucauld en terre de Charente.
Elle a fière allure derrière son comptoir au milieu des fromages de chèvre qui sont sa spécialité : chèvres frais, secs ou mi-secs, mi-chèvres, bleus de chèvre d’Auvergne, crottins épicés ou buchettes cendrées, cabécous de Rocamadour et bien sûr chabichous du Poitou. Question cabris, elle en connait un rayon, et comme souvent, nous prenons notre temps et discutons. Pas seulement de fromage ! L’autre grande passion de Jacqueline, ce sont les hommes. Il faut dire qu’elle respire l’amour ma crémière.
Ce jour-là, elle m’annonce qu’elle a un nouveau fiancé et qu’il est anglais. Il se prénomme John Graham mais tout le monde l’appelle Joe « Si tu veux, je vais te le présenter me dit-elle. Il va te plaire, il est rock ! ».
Un rendez-vous est aussitôt convenu vendredi prochain en fin de journée, elle passera me prendre. Le jour dit nous voici rendus dans l’endroit le moins glamour qui soit : un parking de la zone commerciale des Montagnes à Gond-Pontouvre en banlieue nord d’Angoulême. Un bel exemple de France moche avec panneaux publicitaires à gogo, cadis oubliés, quelques voitures abandonnées et une belle bande de punks à chiens plus ou moins défoncés. Les fans de ciné auront tout de suite pigé : c’est là qu’a été tourné l’essentiel du film « le grand soir » de Benoit Delépine et Gustave Kervern en 2012. Depuis, le restau « la Pataterie » tout proche est devenu la Mecque de la contre-culture et le lieu de rassemblement des exclus, des iroquois perdus et des marginaux de toutes sortes, gilets jaunes inclus. Il parait même que Benoit Poelvoorde et Albert Dupontel y reviennent régulièrement, et que Brigitte Fontaine a annoncé que c’est là qu’elle veut être enterrée…
Dès la nuit tombée, quand les clients et les employés ont déserté ce triste endroit dédié à la déesse consommation, des hordes de révoltés rappliquent et le grand charivari peut débuter. Ce soir-là, question attroupement c’est plutôt léger. Autour d’un brasero se sont rassemblés une dizaine de personnes plus ou moins allumées. Un ghettoblaster à cassettes rouillé et scotché ronronne sans excès déversant une sorte de reggae épuisé, et au milieu trône Joe. Sauf que ce Joe-là, je le connais ! Quand Jacqueline me l’a présenté, j’ai tout de suite reconnu Joe Strummer disparu des écrans depuis 2002. Le leader emblématique des Clash, anarcho-syndicaliste pro-sandiniste et antifasciste proclamé est bel et bien vivant, affichant une soixantaine finissante épanouie grâce à un régime végétarien strict et à des convictions philosophiques bien établies. Celui qui a refusé le rôle d’un messie punk adoré par les foules semble avoir trouvé la sérénité, entouré de quelques paumés admiratifs. Dans un français quasi parfait, il m’accueille sans chichi me tendant une bière tout juste décapsulée.
Est-ce l’amour du fromage français qui l’a fait venir s’installer dans nos contrées ? Devant sa réponse évasive, je n’insiste pas et préfère évoquer son passé musical puisque pour lui, la page semble bel et bien tournée. Strummer comprend vite que je suis remonté contre le Punk rock. Je lui explique qu’en 1976, j’ai quinze ans. Je suis rentré en rock’n’roll depuis deux ans. Je viens à peine de découvrir les Stones, les Beatles, Led Zep, Pink Floyd « et vous les punks vous crachez dessus. De plus les hasards Glam Rock m’ont fait découvrir les New York Dolls et vous nous saoulez avec les Sex Pistols qui leur ont tout piqué… ».
Étonnamment Strummer confirme mes dires et essaie de se justifier. « Tu as raison, à l’époque je ne savais pas que leur mentor Malcom McLaren avait été le dernier manager des Dolls et qu’il était prêt à tout pour s’imposer. Nous étions des jeunes cons insolents qui imaginaient que pour trouver notre place, il nous fallait brûler nos ainés. Peu de gens le savent mais mes premiers amours en musique furent Little Richard, Woody Guthrie et les Beach Boys… J’étais devenu le chanteur des 101ers et je suis passé du pub rock au punk sans état d’âme, c’était dans l’air du temps. J’en connais qui de retour de Katmandou sont directement passés à No Future. Les plus habiles dans cette manip furent les types de The Police. Deux musiciens venus du rock progressif, plus un amateur de jazz, une coupe de cheveux bien dégagée au-dessus des oreilles, une teinture en blond peroxydé, et hop le tour est joué, voici trois punks authentiques. Tu dois néanmoins reconnaitre que les Clash ont vite rectifié le tir. Dès le deuxième disque, nous nous faisions produire par Sandy Pearlman, l’homme derrière Blue Oyster Cult. Avoue, tu as dû jubiler quand on a sorti London Calling. Le lettrage hommage à Elvis, plus la production signé Guy Stevens, le génie oublié de Mott The Hopple, rien de tout cela n’a dû t’échapper ?
– Effectivement vous êtes devenus un de mes groupes préférés grâce à ce double album. Beaucoup le considère comme le meilleur des années quatre-vingt mais moi je le vois plutôt comme le dernier bon disque des années soixante-dix surtout qu’il est sorti en décembre 79. Vous étiez devenus un grand groupe de rock’n’roll et j’ai été bluffé quand je vous ai vu sur scène. Je t’ai aussi aperçu encenser les Rolling Stones à la sortie d’un de leur concert-surprise à l’Olympia de Paris. J’imagine que tu avais été gracieusement invité faisant partie du gotha du rock, un milieu que tu avais pourtant tant critiqué. Ce jour-là, j’aurais voulu te tuer… »
Joe Strummer baisse les yeux pour ne pas avoir à affronter le regard dubitatif de ses copains trop jeunes pour avoir connu la période rock star du bonhomme. « Mais il y a une chose pour laquelle je n’ai pas fait semblant, c’est mon engagement politique. On a joué pour les rassemblements anti-racistes, contre les brutalités policières, en faveur des chômeurs et je n’ai jamais renié mes idées socialistes. Rappelle-toi, on a tout fait pour obliger le label à vendre nos doubles puis triples albums au prix d’un disque simple.
– Et c’est grâce aux Clash, qu’on a découvert la situation au Nicaragua à travers l’album Sandinista ! Pour ça et aussi pour Combat Rock vous méritez la Holà ! Je n’oublie pas que tu as toujours refusé toute idée de reformation. Pourtant on a dû vous en faire des propositions !
– Sûr, c’est pendant la tournée US avec les Who que le doute s’est immiscé. Pete Townshend était cool bien que complètement camé et j’ai même sympathisé avec Roger Daltrey que j’ai ensuite invité sur un de mes albums avec les Mescaleros. Mais tout était devenu gigantesque, les pressions financières énormes et les enjeux disproportionnés. On a vécu les pires clichés du rock, séparation, reformation, tricheries et remplacement des Clash originaux par des requins. Tout cela était vain. Nous ne nous entendions plus. Nous étions devenus un groupe capitaliste et je n’ai pas supporté. Pour toutes ces raisons j’ai quitté tout ce cirque rock’n’roll. Il me fallait revenir à des proportions honnêtes, redevenir le type simple que j’étais. Adieu, les vedettes, la musique, le cinéma, tous ses projets dans lesquelles je m’étais lancé à reculons. Il me fallait retrouver mon intégrité. Je voulais l’anonymat et c’est ici que je l’ai trouvé avec pour devise : pour vivre heureux, vivons planqués ! »
Face à ce lot de confidences, les quelques disciples qui l’entourent sont devenus babas. Pour les contenter, Joe empoigne son ukulélé et balance Redemption Song de Bob Marley puis enchaine sur quelques classiques de folk irlandais qu’il dédie à Shane MacGowan ex chanteur des Pogues qu’il avait jadis remplacé. Seuls les aboiements de deux chiens mal apprivoisés troublent ce moment apaisé. Quand Jacqueline lui réclame un titre en français, Joe Strummer ravi entonne Jésus Christ est un hippie de Johnny… Fini les épingles à nourrice, la violence nihiliste, l’attitude destroy, le roi des punks s’est métamorphosé en beatnik bien sympathique !

À lire en écoutant : The Clash, London Calling
J’adore le fromage et les Clash
merci Jacqueline !