ANGE DU ROCK N°22 : JERRY GARCIA
- swampfactory
- 4 févr. 2022
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 7 sept. 2023

Marie-Ange, une jeune étudiante copte m’avait branché sur l’enquête de l’OCBC (Office central de lutte contre les trafics de biens culturels) qui avait révélé une affaire de détournement d’antiquités égyptiennes. Une centaine d’objets très anciens avaient illégalement quitté le pays des pharaons et s’étaient retrouvés chez un passionné d’égyptologie peu scrupuleux. Inconnus des autorités culturelles égyptiennes et bien entendu dépourvus des documents idoines autorisant leur sortie du territoire égyptien, tous ces trésors avaient très probablement étés exhumés au cours de fouilles clandestines. Pour mon étudiante c’en était trop. Elle faisait partie d’un groupe d’activistes qui réclamait la restitution de la célèbre pierre de Rosette, cette stèle qui permit à Champollion de déchiffrer les hiéroglyphes. « Elle appartient à l’Égypte et doit revenir à l’Égypte » défendait-elle avec raison. Je n’avais aucun argument valable à lui opposer, sachant pertinemment que nos musées regorgent de trésors volés qu’il nous faudrait bien un jour restituer. Elle devait rentrer au pays pour préparer la réception des chefs-d’œuvre retrouvés et me proposa de l’accompagner. C’était au temps d’avant quand on pouvait encore voyager sans trop de tracasseries. Un saut en avion et je me retrouvai au bord du Nil en charmante compagnie.
Question ergotage, l’administration égyptienne peut atteindre des sommets et après de longues journées à attendre le bon vouloir du ministère des antiquités égyptiennes (MSA) ex conseil suprême des antiquités (CSA) installé place Tahrir au cœur du musée égyptien du Caire, je décide d’assouvir mon côté Docteur Grossgrabenstein en me rendant sur le plateau de Gizeh, en périphérie de la capitale égyptienne, pour visiter la grande Pyramide de Khéops. Malgré la terrible pollution urbaine et le développement effrayant de la ville, le site reste incroyable. Depuis plus de quatre mille ans trois énormes pyramides trônent côte à côte, ainsi que le Grand Sphinx de Ré-Harmakhis : totalement stupéfiant !
Marie-Ange m’a très justement conseillé de faire à l’inverse des touristes qui pour éviter la pente du site débutent leur visite par la Grande Pyramide pour terminer par le Sphinx. C’est donc en fin d’après-midi, quand les visiteurs ont tous décampé, que je me présente à l’entrée de la pyramide de Khéops où un guide m’attend, coiffé du classique fez rouge et vêtu d’une ample djellaba. C’est un vieil homme chevelu, barbu, caché derrière d’antiques « Ray Ban aviator ». Il se présente, il s’appelle Jerry - mon Dieu qu’il ressemble à Jerry Garcia, le guitariste du Grateful Dead ! Avant de pénétrer dans le monument, il me dit tout ce que je dois savoir sur la seule des sept merveilles du monde qui subsiste encore : haute de 138 mètres, large à sa base de 277 mètres, elle dépasse notre Dame de 77 mètres et pourrait contenir l’église Saint-Pierre de Rome. Plus incroyable encore, à l’origine elle portait sur ses quatre faces un revêtement de fin calcaire blanc, lisse, poli qui reflétait le soleil ; une étonnante façon d’honorer le culte solaire. Malgré quelques tremblements de terre, l’usure du temps et un pillage organisé, le colosse est toujours debout, et Jerry m’invite à le pénétrer.
La suite de la visite aurait pu s’avérer décevante, mais pour moi elle est renversante. Il me faut d’abord arpenter un long couloir étroit sans jamais perdre de vue mon accompagnateur qui me devance. Arrivé dans ce qu’on appelle abusivement « la chambre du roi », Jerry disparaît soudainement. Pendant quelques instants je me retrouve seul dans la pénombre du tombeau égyptien, et soudain dans le système sonore de la pyramide initialement prévu pour guider les touristes retentit Dark Star, le chef d’œuvre psychédélique du Grateful Dead dans sa version longue de 23 minutes parue sur l’album Live/Dead. Quand Jerry revient hilare, le mystère de sa ressemblance est élucidé, il s’agit bien de Mister Garcia, né en 1942, fondateur du Dead et guitariste adulé. Comme preuve supplémentaire je remarque qu’il lui manque bien deux phalanges au majeur de sa main droite, résultat d’un accident d’enfance et d’un grand père peu habile au maniement de la hache…
Quel choc ! Retrouver cette légende que je croyais morte et enterrée : « Mais que faites-vous là ? »
Adossé à la grande auge de granit rouge, Jerry toujours aussi cool me répond : « La situation avec Bob Weir était devenue intenable. Depuis qu’il fréquentait son voisin Sammy Hagar, ensemble ils avaient décidé de m’emmerder. Ils me reprochaient des histoires de drogues non payées qu’ils m’avaient refilées et aussi des embrouilles de crédits de chansons non partagés. Hagar est plutôt du genre républicain facho, une personne avec qui on ne peut pas discuter et Bobby est resté très influençable. Je crois bien qu’ils avaient décidé de m’éliminer. Quand ils ont sorti les flingues, il m’a fallu décamper. Tu sais que Mickey Hart est devenu un grand spécialiste des percussions, et il connaît des musiciens dans le monde entier. Grâce à lui, j’avais rencontré le chanteur et joueur de oud nubien Hamza El Din. C’est lui qui m’a planqué et aussi soigné car j’étais dans un sale état. Quand il est décédé en 2006 il a bien fallu me débrouiller. Mes droits d’auteurs ne m’arrivaient plus et j’ai dû trouver un job. C’est comme ça que j’ai appris l’arabe et que je me suis retrouvé guide.
– Mais pourquoi en Egypte ? Quand le Grateful Dead est venu en 1978, il me semble que ça ne s’était pas très bien passé…
– Effectivement ! Le projet de jouer ici sur le plateau de Gizeh avait séduit toute l’équipe. L’idée était de jouer au pied des pyramides puis de s’offrir des vacances au bord du Nil. Phil Lesh était parti en avant-garde pour négocier deux dates, le ministre de la Culture en a proposé trois. Santana voulait se joindre à nous, mais les dépenses dépassaient le demi-million de dollars, ça devenait pharaonique… Nous avons emprunté la sono des Who qui est arrivée de Londres, mais le vent, le sable et les milliers d’insectes attirés par les lights ont rendu les shows pénibles. De plus Bill Kreutzmann, qui s’était cassé le poignet, a dû faire les concerts avec une seule main… On avait insisté pour que le coût des places soit bon marché, mais rien n’y a fait, les locaux ne se sont pas déplacés. On a joué devant la famille, quelques jeunes dubitatifs, des membres du gouvernement égyptien qui avaient bénéficié de passe-droit, et des américains de passage. On a aussi vu arriver quelques Deadheads directement sortis du désert. Mon meilleur souvenir demeure le troisième concert quand une éclipse que nous n’avions pas prévue est venue plonger le site dans une ambiance surnaturelle. J’avoue, ce soir-là, j’ai bien tripé. Malheureusement quand on a écouté les bandes enregistrées, le côté magique avait complètement disparu et j’ai mis mon veto à la sortie d’un disque live.
– Pourtant en 2008, un enregistrement a été publié sous le nom de Rocking the cradle : Egypt 1978.
– Ah les rats, ils ont osé !!! le Dead est vraiment devenu un panier de crabes que je ne regrette pas.
– Sauf que depuis ton départ, tes anciens collègues ont cessé toutes activités sous le nom du Grateful Dead. Ils n’ont pas pu te remplacer. Par contre, les commémorations, les « tributes » et les hommages de toutes sortes n’ont jamais cessé, sans oublier les inévitables rééditions et les centaines de bootlegs publiés que le groupe a toujours encouragé. Enfin, n’oublions pas que le lendemain du dernier show, l’Egypte et Israël ont signé un accord de paix historique !
– C’est vrai ! J’avais oublié cette histoire-là. Probablement un effet des bonnes vibrations de la musique du Dead. Il n’empêche qu’aujourd’hui mon seul regret est de ne pas avoir eu la possibilité de faire un disque entier avec Ornette Coleman. En 88, le pionnier du Free Jazz m’avait invité pour son album Virgin Beauty. J’ai joué sur trois titres dont le très prémonitoire Desert Players, et je me suis éclaté. Si c’était à refaire c’est dans cette direction musicale que j’irais. »
Soudain je comprends pourquoi c’est à moi que Jerry a décidé de se confier. Pour visiter cette chambre funéraire c’est un t-shirt de Ornette Coleman que j’ai choisi d’enfiler… La musique a depuis longtemps cessé, Jerry parle d’une toute petite voix fatiguée mais il semble heureux. Ses yeux ne supportent plus la popularité et il a trouvé un refuge au plus profond du sanctuaire sacré. Pourtant soudainement, je suis envahi par un désagréable sentiment angoissé : Et si nous restions ici éternellement emmurés ? Jerry me rassure : « Ne t’inquiète pas, la paix est sur toi Effendi, à la lumière de Horus, je vais te ramener… »

À lire en écoutant : Grateful Dead, Live / Dead
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