ANGE DU ROCK N°24 : ALAIN BASHUNG
- swampfactory
- 18 mars 2022
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 5 oct. 2023

La chose est communément admise, le Rhin marque la frontière entre la France et l’Allemagne. Et bien pas tout à fait ! Il existe à hauteur de Sélestat, commune du Bas-Rhin en Alsace un lieu charmant sur la rive droite du fleuve frontalier qui se trouve être en France et pas encore en Allemagne. Pour y accéder il suffit de monter sur le Bac de Rhinau-Kappel pour une traversée de 15 minutes, une façon originale de passer le Rhin et en plus c’est gratuit. On arrive dans ce que l’administration appelle le secteur non constitué en municipalité de Rhinau ou enclave de Taubergiessen. Cette zone de près de 10 kilomètres carrés est située sur le territoire allemand mais est propriété de la ville française de Rhinau. Cette particularité est due à une divagation du fleuve datant du XVIe siècle. Aujourd’hui ce secteur constitue la majeure partie d’une réserve naturelle où se mélangent une multitude de plantes en tout genre, une ribambelle d’arbres magnifiques, des dizaines de sortes de champignons, des renards, des chevreuils, des blaireaux, des sangliers, des castors sans oublier cent quatorze espèces d’oiseaux et des canards à foison. C’est dans ce paradis perdu que je l’ai rencontré.
Probablement hypnotisé par le vol charmant d’une fauvette à tête noire, à moins que ce ne soit le chant si stéréotypé d’un pinson des arbres, l’homme, tout de noir vêtu, ne vit pas l’ornière sur le chemin et tomba de sa bicyclette pour venir s’affaler à moins d’un mètre du fleuve alsacien. Pour un peu, il chutait dans l’eau… N’écoutant que mon courage, je sautai de mon vélo pour l’aider à se relever. Je ramassai une paire de lunettes de soleil épaisses qui lui avaient échappées et je lui demandai : « Ça va ? Vous êtes blessé ? Comment vous appelez vous ?
– Bashung ! Alain Bashung ! », et tâtant son vieux corps fatigué, notre homme se releva difficilement. Je pensais : « Un dingue ! Heureusement le choc ne le fait pas se prendre pour Napoléon ». Je lui proposai de s’assoir un instant, le temps de reprendre ses esprits puisqu’à l’évidence le pauvre gars se prenait pour un autre. Mais en le regardant de plus près, effectivement, ce cycliste malheureux ressemblait bien au célèbre chanteur de Gaby, Oh Gaby ! Étonnante rencontre ! Etaient-ce les effets d’un chaud été alsacien ? J’eu alors envie de croire mon inconnu. « C’est bien vous le compositeur de la nuit je mens, une de mes mélodies préférées ? » En même temps que je lui posais cette question, mon esprit cogitait à cent à l’heure : l’Alsace où il avait vécu enfant, le vélo qu’il avait chanté dans une super chanson l’arrivée du tour, et puis ce regard noir caché derrière des lunettes sombres… Tout se tenait, c’était bien lui ! Et lui de me répondre timidement « Effectivement ! » Et c’est ainsi que je me retrouvai assis dans l’herbe au bord du Rhin avec un homme officiellement disparu depuis 2009 à 61 ans.
Dans ce genre de rencontre soit on passe pour un fan bêta, soit pour un inopportun. Alain plutôt du genre réservé sut pourtant me mettre à l’aise en me questionnant sur ma présence dans cet endroit que visiblement il appréciait et connaissait bien. Je lui fis part de ma passion pour les fleuves et rivières surtout quand ils permettent de nous promener en solitaire. Bingo ! La référence à Gerard Manset fit tilt et Alain devint d’un seul coup beaucoup plus volubile. « Vous aimez la musique ? Vous appréciez ce chanteur ?
– Bien sûr que je connais l’animal, Manset fait aussi partie de mon panthéon personnel et puis la version de Il voyage en solitaire que vous proposez sur votre dernier album m’a toujours semblée être un aboutissement magnifique pour une carrière musicale achevée en apothéose, une façon de boucler la boucle et pas seulement celle du tour de France…
– Ma rencontre avec Gérard a été pour moi un moment exceptionnel. Il m’a offert Comme un lego une chanson que je considère comme une de mes plus belles réussites. Comme vous le savez surement, si la musique me vient naturellement, je sèche sur les paroles. De Boris Bergman à Jean Fauque, j’ai eu la chance de collaborer avec des gens de talent, mais chanter du Manset c’est gravir les sommets de la déprime et j’aime ça ! Lui est un vrai auteur compositeur, moi pas. » Mortifère, Bashung avoue : « Il m’a engueulé pour mes errements New Wave qu’il n’a jamais appréciés, il avait raison. J’avais tellement galéré, tellement attendu et aussi si souvent déchanté que quand je réussis à vendre du disque avec mon single Gaby, je fus prêt à tout et même à nommer mon nouvel album Pizza… Moi qui venais de la pire variété, à trente-cinq balais je voulais sonner rock et avoir du succès. L’époque était aux synthés minimalistes et aux tempos raides et automatisés. La pose et le look comptaient plus que le feeling et comme dans ce domaine, j’étais plutôt bon, je réussis à séduire Gainsbourg qui avait pourtant plus l’habitude de collaborer avec de jolies lolitas mais qui fut attiré par mon côté looser déprimé. Il faut dire qu’au lieu de me sortir du trou, il m’y a plutôt enfoncé. Qu’est-ce qu’il a pu m’angoisser quand il arrivait sans rien avoir préparer. Il écrivait tout au dernier moment, et moi je flippais. Quand je pense qu’aujourd’hui encore Play blessures est adoré dans le petit monde branché. Manset ne supportait pas Serge et il m’a dit que c’était mon plus mauvais album. Heureusement il a oublié de réécouter mes tous premiers 45 tours. »
Intérieurement, je me dis que je suis plutôt d’accord et je n’hésite pas à l’interrompre pour lui avouer que c’est avec son Hey Joe version Hallyday que j’ai commencé à vraiment l’apprécier. Le son sixties revisité me semblait mieux lui convenir que les arrangements chichi des eighties. Je lui demande alors : « De vos douze albums quels sont vos préférés ? » Alain Bashung parle sans me regarder. Ses yeux sont rivés sur le fleuve à défaut de la ligne bleue des Vosges. Il se confesse : « Avant l’album Osez Joséphine, je ne garde pas grand-chose. Après c’est mieux ! Ma rencontre avec Sonny Landreth a été déterminante. Ce musicien louisianais a illuminé ma musique à coup de guitare slide. Après lui il me fallait des gratteux vraiment bons, j’en ai essayé des tonnes et heureusement j’en ai trouvé quelques-uns qui étaient à la hauteur de cette difficile succession. J’ai repris des chansons de Buddy Holly, de Dylan et des Moody Blues après avoir enfin rompu avec les errements post punk et les sonorités glacées. J’ai remplacé les synthétiseurs par du violoncelle et je m’en suis beaucoup mieux porté. J’ai aussi décidé d’abandonner les propos ironico-comiques qui ne me faisaient plus marrer. Je voulais de la profondeur, et c’est vers Gérard Manset que je me suis tourné.
– En 1998 vous sortez Fantaisie Militaire. Beaucoup le considèrent comme votre chef d’œuvre et mon fils musicien qui n’écoute que du rock anglo-saxon avoue que c’est le seul disque francophone qui trouve grâce à ses oreilles. Aujourd’hui encore c’est un album qui m’émeut aux larmes et pour ça je ne peux que vous remercier.
– J’avoue que devant tant de louanges, j’ai été désarçonné, et c’est pour cette raison que le suivant, je l’ai voulu plus hermétique…
– Effectivement vous avez encore une fois respecté la règle bien établie de l’alternance artistique : Après un succès, vous balancez un album plus difficile. D’ailleurs, après le ténébreux l’Imprudence, retour à une victoire populaire et méritée. Bleu Pétrole votre dernier opus m’a une fois de plus fait chialer. Et depuis que nous préparez-vous ? Ne me dites pas que vous allez arrêter ? »
Pour la première fois notre héros me sourit. Après moult hésitations il se décide à me révéler son incroyable intention : il veut redonner vie à la Révolution Française, le premier opéra rock en français monté en 1973 dans lequel il a interprété le personnage de Robespierre. Je lui avoue aussitôt que c’est le premier concert auquel j’ai assisté, j’avais douze ans et je n’ai rien oublié. J’y vois une des origines de mon intérêt pour l’histoire et étudiant, j’ai consacré un mémoire au procès de Louis XVI à travers les archives parlementaires. Plus tard j’ai même joué avec un type qui avait récupéré l’orgue du spectacle peint en bleu blanc rouge… C’est dire si je me sens concerné, je veux tout savoir de ce projet insensé. « Le disque était très bon, poursuit-il, quelle distribution ! Martin Circus, les Charlots, Système Crapoutchik et même l’ignoble Antoine, tous étaient excellents. Mais j’ai toujours considéré que la fin du spectacle était bâclée. C’est aussi très agaçant de constater que la chanson qui est restée dans la mémoire collective, soit l’hymne révisionniste Chouans en avant ! La Révolution Française mérite mieux et je veux rétablir quelques vérités à propos de Robespierre. Suivant la voie tracée par Henri Guillemin, les historiens ont beaucoup travaillé à reconsidérer l’œuvre de ce grand homme. Désormais nous savons que l’essentiel de ce que nous pensions connaitre sur le jacobin a été écrit par des auteurs contre-révolutionnaires du XIXe siècle. Malgré ces recherches rien n’y fait, il reste le maître de la Terreur, le tyran sanguinaire. Je veux le présenter autrement, et c’est pour cela que je veux écrire un portrait uchronique de ce révolutionnaire…
– Un portrait uchronique ? répétai-je sceptique !
– L’uchronie est un récit fictif, une histoire alternative, une façon de raconter ce qui aurait pu se passer si… Exemple si Robespierre n’avait pas été guillotiné. Si on lui avait laissé le temps d’imposer ses mesures économiques en faveur des pauvres. Sa radicalité républicaine a sauvé la France du péril extérieur et intérieur. Ainsi j’ose imaginer la Révolution sociale qui aurait pu s’imposer, me lâche t’il rêveur. Je rêve d’un final où l’incorruptible abat les corrompus et le public envahit la scène sous une pluie de fleurs tricolores. Ça aurait plus d’allure que la version officielle. Je me verrais bien reprendre le rôle et comme la chimio ne m’a laissé que peu de cheveux, j’avoue qu’une belle perruque ne serait pas pour me déplaire.
– Et qui comptez-vous convaincre pour cette folie ?
– Je voudrais avoir Michel Sardou pour jouer Louis XVI, mais il doit accepter d’être guillotiné pour rester crédible et utile car mon récit ne prévoit pas qu’il en réchappe. Marie Antoinette serait incarnée par Jane Birkin mais il faut qu’elle transforme son joli accent britannique en un ton plus germanique. Arno jouerait un Danton toujours fort en gueule, Sandrine Kiberlain une Charlotte Corday très sexy et Marat assassiné dans sa baignoire serait interprété par Bertrand Cantat. Bien sûr, j’ai pensé à Manset pour Talleyrand mais il a refusé. Sanseverino devrait le remplacer. Bertrand Belin pourrait faire un jeune Bonaparte très classe et Raphael avec son visage d’ange serait Saint-Just, bien que pour ce dernier personnage j’hésite encore. Pas sûr qu’il soit assez Rock’n’roll… »
Étonnante distribution pour une ambition décalée, défendue par un Bashung allumé à la crédibilité discutable ! Et pourtant moi, j’y crois ! Mon accidenté du deux roues semble sensible à mon enthousiasme et me propose aussitôt de nous revoir. « Ce soir à Sélestat un concert de Hardcore américain est programmé ! On s’y retrouve ? » me lance t’il en enfourchant sa bicyclette. Plutôt étonné devant une telle proposition, je m’empresse de répondre : « Ok Alain à toute à l’heure ! »
Ce soir-là je fus à l’heure au rendez-vous. Mais Bashung n’est jamais venu…

À lire en écoutant : Alain Bashung, Fantaisie Militaire
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