ANGE DU ROCK N°26 : PHILIP LYNOTT
- swampfactory
- 29 avr. 2022
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 5 mai 2022

Bruno, c’est mon bassiste… Attention je dis ça sans frime ni forfanterie. Simplement c’est avec lui que je me sens le mieux sur scène et sous l’eau… Fiers de cette bonne entente depuis longtemps, un soir dans des loges miteuses, face à un limonadier véreux où nous avions du insister pour nous faire payer pour un concert peu glorieux, nous nous promîmes de partir faire de la plongée sous-marine en Martinique… J’y avais quelques souvenirs de jeunesse, quelques contacts et je savais à qui m’adresser.
Trois mois plus tard, alors qu’à Paris le temps est froid et pluvieux, nous voici installés au Prêcheur, commune située à l’extrémité nord de la Martinique à 10 kilomètres de Saint-Pierre. Nous avons atterri chez Dominique que j’avais rencontré 30 ans plus tôt. À l’époque le gaillard débutait une carrière de dessinateur de BD avec notamment une série d’albums consacrés au commandant Cousteau. Il présidait aussi un club de plongée sous-marine et m’avait fait découvrir l’anse Couleuvre, une plage magnifique de sable noir tout au bout de la D10, là où la route s’arrête et où il vous faut ensuite crapahuter pour rejoindre à pied Grand’Riviere. C’est en face de ce petit paradis perdu, au rocher de la Perle que nous avions fait quelques belles plongées. Mais ce matin, je veux faire découvrir les épaves de Saint-Pierre à mon ami Bruno. C’est un marin, un ancien de la Jeanne d’Arc ! A l’armée il a fait le tour du monde, s’est spécialisé dans la descente de rapides en embarcation de fortune, et n’a peur de rien.
Pendant que nous nous équipons, le moniteur nous briefe en quelques mots. Il s’agit de descendre à 38 mètres de profondeur pour visiter la proue de la Rorïama, un cargo à vapeur coulé par la nuée ardente crachée par la montagne Pelée le 8 mai 1902. L’éruption du volcan fit plus de 30 000 victimes à Saint-Pierre et ses environs et détruisit une vingtaine de navires dont certains sont encore à découvrir. La région ne s’en est jamais vraiment remise.
Combinaisons enfilées, bouteilles capelées et détendeurs vérifiés, nous sommes gonflés à bloc. Quel moment inoubliable passé au milieu des éponges, des gorgones, des coraux cornes d’élan et des poissons multicolores qui ont transformé l’épave en HLM aquatique. Nous remontons réjouis sans oublier nos paliers de sécurité.
En fin de journée, nous sommes de retour chez Dominique. L’heure de l’apéro a sonné. Notre hôte est installé dans une propriété magnifique, une grande maison de type coloniale avec terrasse, qui domine plein ouest la mer des Antilles. Au fond du jardin se trouve le local à compresseur où un vieux monsieur s’occupe de gonfler les bouteilles de plongée. Le proprio nous présente Phil, l’homme à tout faire de la maison. Pourtant il n’est pas question de le laisser seul ranger, et nous nous activons pour dessaler le matériel. Bruno pour faire le malin, fier de ne pas avoir démérité en maillot de bain, sifflote le tube The Boys are back in Town. Stupéfaction ! Une antique voix lui répond et entonne le refrain de la chanson.
Mais bien sûr ! Le vieil homme, c’est Philip Lynott ressuscité, le fondateur, chanteur, bassiste du mythique groupe irlandais Thin Lizzy. Le bonhomme nous regarde amusé. Il a compris que nous l’avons démasqué. Disparu depuis 1986 à l’âge de 36 ans, notre revenant a bien changé. Au siècle précèdent, les petits blancs locaux l’auraient décrit comme un vieux nègre fatigué. Pourtant torse nu, il a fière allure avec sa moustache cendrée. Notre rocker éternel a troqué sa tignasse afro ébouriffée contre des dreadlocks fièrement portées et si son dos est légèrement vouté, son regard perçant reste d’acier. Quelle classe ! Bruno et moi sommes fans depuis toujours et c’est un vrai plaisir de le retrouver. Mais que lui dire ? Surtout que rapidement nous sentons que les mots ne suffiront pas. Devons-nous tenter d’éclaircir le mystère de sa disparition depuis tant d’années ? Ce type a visiblement beaucoup souffert et pas sûr qu’il ait envie de revenir sur sa gloire passée. Quand l’aventure Thin Lizzy s’est terminée, Phil était rongé par la drogue et par l’horrible sentiment d’avoir tout foiré. Pourtant tous ses disques restent au mieux écoutables et très souvent formidables. Ses compositions, son énergie, sa voix et aussi la fameuse recette des deux guitaristes solistes jouant simultanément des mélodies harmonisées à la tierce (que Thin Lizzy a popularisée), ont gardé toute leur fraicheur malgré le temps écoulé. Ce métis irlandais, fan d’Hendrix avait aussi un nez incroyable pour dénicher des guitaristes doués : Eric Bell, Gary Moore, Scott Gorham, Brian Robertson, Snowy White, John Sykes et d’autres encore. Qu’en pense t ‘il aujourd’hui, les a-t ’il oubliés ? Sait-il qu’il est resté une icone et que sa musique est toujours appréciée ? Nous n’osons pas lui demander...
Bruno a repéré, coincé derrière le portant où l’on accroche les Stab, un ampli visiblement fatigué. Phil l’invite à l’essayer et sort de son étui une basse Fender toute usée. Il décroche aussi une guitare acoustique et après s’être accordé commence à jouer… du Bob Marley. Coup de bol mon copain connaît son reggae et commence à l’accompagner. La sauce prend et quand retentit Lively up Yourself, le voisin rapplique avec un sac de percussions et une envie de participer. Il ne me reconnaît pas mais moi je sais qui il est. C’est David le batteur de Sixième Continent, un groupe martiniquais que jadis j’avais fréquenté quand je trainais dans le quartier du port à Fort-de-France. Je lui avais acheté un tambour antillais et il m’avait initié aux rythmes tropicaux. C’est le répertoire du dieu jamaïcain qui y passe : Exodus, Is This Love, No Woman No Cry…
Attiré par la musique tout le quartier danse et chante maintenant autour de nous. Entre les morceaux Monsieur Lynott nous régale d’anecdotes. Il se moque gentiment de sa période Hard Rock et de la folie d’une vie passée qu’il ne semble pas regretter. Il a trouvé refuge ici en Martinique, loin de l’Irlande, rappelle que son père était de Guyana et part sur un délire autour de l’expression préchotins qui veut dire les habitants du Prêcheur, un mot qui le fait hurler de rire. Est-ce le rhum ou le truc qu’il fume avidement, mais Bruno ne se démonte pas et attaque sans hésiter Don’t Believe a Word un de mes titres préférés de Thin Lizzy. Après lui avoir envoyé un regard complice, Phil Lynott enchaine à son tour et c’est parti pour le meilleur du groupe maudit. Tout y passe de Jailbreak à Still in Love with you dans une ambiance de folie. Pour l’hymne Are you ready, Bruno rouge de soleil et de bonheur se lance dans un solo slappé qui réjouit Phil qui lui lance « Yeah ! tu es bon, tu peux me remplacer ! ». Mais le dieu du rock ne l’entend pas ainsi et c’est une ondée tropicale qui nous tombe dessus obligeant ainsi le public à s’évaporer.
Refugiés sous la véranda, délicieusement caressés par le souffle des Alizés, il est temps de nous séparer. Philip nous étreint et avant de se retirer dans sa case, déclare avec un air malicieux : « C’était cool mais attention, le jour où la Pelée va se réveiller, il n’y aura pas de différence entre les blancs et les blacks, nous serons tous dévorés… ! »

À lire en écoutant : la discographie complète de Thin Lizzy
Bravo pour ces illustrations rock’rollaquatiques