ANGE DU ROCK N°3 : SANDY DENNY
- Patrice Villatte
- 27 févr. 2021
- 5 min de lecture

Quand j’ai rencontré Terry sur un chemin boueux menant au festival « Fairport Convention’s Cropredy » au cœur du Oxfordshire rural, j’avoue avoir été perplexe. Ce charmant sexagénaire qui s’annonçait président du fan club de Fairport Convention me proposa de rencontrer Sandy Denny.
Problème : la célèbre chanteuse britannique était annoncée décédée depuis le 21 avril 1978…
Je décide d’en avoir le cœur net et de me rendre à l’adresse indiquée. J’avoue me trouver quelque peu ridicule en sonnant à la grille d’un charmant cottage sur la route de Winchester, capitale du comté du Hampshire.
C’est une drôle de petite personne qui m’ouvre la porte et me conduit devant Sandy… Il me faut beaucoup de self-control pour ne pas montrer combien je suis désarçonné. Je suis face à une femme âgée (Sandy est née en 1947, mais je n’ai pas osé me le faire confirmer) assise dans un fauteuil roulant. Une vieille dame soit, mais qui n’a pas perdu sa bonne bouille que j’ai si souvent contemplée sur la pochette de son album « Sandy » sorti en 1972, acheté en vinyl quelques années plus tard et depuis pieusement conservé.
Pas décontenancée pour un sou face à son interlocuteur, Lady Denny me met aussitôt à l’aise en me proposant une tasse de thé assortie de quelques délicieux biscuits anglais.
Elle m’explique : « – Quand je suis tombée de l’escalier de chez mes parents en Cornouailles, les journaux ont dit tout et n’importe quoi. La réalité c’est que j’ai chuté comme Robert Wyatt mais je n’avais pas envie d’être la seconde paraplégique de la pop musique. Alors je me suis retirée. Robert est d’ailleurs souvent venu me voir pour me convaincre de continuer. Il m’a même proposé de nous associer mais j’ai toujours refusé. Il faut dire qu’à l’époque je n’avais pas encore rencontré Guenièvre, ma compagne bien aimée qui vous a fait entrer, celle qui m’a sauvée et qui m’est toujours si dévouée.
Pas décontenancée pour un sou face à son interlocuteur, Lady Denny me met aussitôt à l’aise en me proposant une tasse de thé assortie de quelques délicieux biscuits anglais. À ce moment, la fameuse Guenièvre passe la tête par la porte de la cuisine, sourit largement et disparait.

« – Robert Wyatt avait sa muse, Alfreda Benge mais moi, j’étais seule et en fauteuil. Ma vie sentimentale était compliquée et ma carrière semblait belle et bien terminée. Mais parlons d’autre chose, vous n’êtes pas venu de si loin pour entendre une vieille hippie se plaindre » s’esclaffe t’elle lumineuse et joyeuse malgré tout.
– Effectivement je suis venu parler musique. Quand vous avez rejoint Fairport Convention après le départ de Judy Dyble, Simon Nicol a dit que vous étiez au sein du groupe "un verre propre au milieu de vaisselle sale". Que voulait-t-il dire ?
– D’abord laissez-moi avoir une pensée pour Judy qui comme vous le savez, nous a quitté en juillet dernier. Simon était l’un des membres fondateurs. Il savait bien d’où venait le groupe. J’étais plus folk qu’eux et probablement plus délicate. Au club folk de Kingston j’avais rencontré John Renbourn et Jimmy Page, je connaissais les chansons écossaises, le répertoire des folkeux américains, j’étais prête pour la grande synthèse folk-rock à l’anglaise.
– Sorti en 1969, Unhalfbricking, votre deuxième album avec les Fairport Convention, est régulièrement cité comme l’un des albums qu’il faut absolument écouter. Quel sont vos souvenirs de cette formidable période ?
– C’était ma jeunesse et je me dis souvent que j’ai eu beaucoup de chance de pouvoir fréquenter et enregistrer avec des types de la trempe de Richard Thompson. Il n’était pas encore marié avec Linda Peters et j’avoue que je me serais bien laissée tenter… Richard est un gentleman génial, un végétarien passionné et un guitariste si doué, malheureusement je crois bien qu’il m’a oubliée…
– À propos de cet album, pourquoi cette reprise If you gotta go, go, now de Dylan, que vous chantez en français (sous le titre de Si tu dois partir) ?
– Vous n’allez pas me croire, mais l’idée m’est venue en écoutant la version de votre Johnny Hallyday. Si j’ai bonne mémoire, sa version s’intitulait maintenant ou jamais. Le texte n’était pas très bon, mais l’idée de chanter dans votre langue me séduisait. Nos accents chantants sont vraiment charmants. Vous ne trouvez pas ?
– Very charming, effectivement ! C’est aussi sur cet album que l’on retrouve la chanson qui est encore votre titre le plus réputé : Who Knows Where The Time Goes.
– J’étais tellement fière quand j’ai entendu la version que Judy Collins avait réalisée, mais j’avoue que quand j’ai appris que Nina Simone l’interprétait, je suis directement montée au paradis.
– Et la version de Cat Power, vous la connaissez ?
– Je n’en ai jamais entendu parler.
Je comprends que pour Sandy le futur ne peut s’écrire qu’au passé, les artistes du vingt et unième siècle ne semblent pas la concerner.
– Quand Fairport Convention est devenue une machine à vieilles chansons folks britanniques usées, reprend-elle, j’ai préféré partir. Le coté plus rock me manquait et quand Jimmy Page m’a appelée pour chanter avec Led Zeppelin, inutile de vous dire que je n’ai pas hésité une seule seconde. The Battle of Evermore sur le Led Zep IV est probablement mon sommet.
À ce moment de la discussion, je ne peux m’empêcher de l’interrompre :
– Comme beaucoup d’ados de l’époque, c’est grâce à ce titre que non seulement j’ai fait votre connaissance, mais aussi que les portes du folk m’ont été ouvertes.
– Je le savais ! s’esclaffe-t-elle, et c’est contre l’avis de mon manager et surtout de mon mari que j’ai accepté ce duo. Au début des années soixante-dix, dans le milieu, Led Zeppelin foutait la trouille, mais moi il m’en fallait plus pour m’effrayer !
Visiblement curieuse et totalement ignorante, comme si elle venait de débarquer après avoir hiberné quarante années, Sandy me demande des nouvelles de ses coéquipiers d’un instant.
– Led Zeppelin n’existe plus mais si Jimmy ne sait jamais vraiment relevé, Robert Plant a gardé sa belle crinière et s’est construit une image de vieux capitaine barbu, qui a tellement bourlingué que sa crédibilité est restée immaculée.
– Ah ? À cette époque, Robert était surtout branché fish and vagina » me dit-elle étonnée…
Pas certain d’avoir bien compris sa remarque, je fais comme si ces propos étaient anodins, et si ma confusion me fait légèrement rougir, je ne relève pas ces mots formulés sur un ton si naturel et d’un humour si typiquement britannique. Je comprends ainsi qu’elle a depuis longtemps fait le tour des hommes, et qu’elle en a conservé une très légère touche de grivoiserie amusée que seuls les vrais fans de Led Zeppelin peuvent apprécier.
Après avoir visité l’incontournable jardin anglais en poussant sans brusquerie Sandy dans son fauteuil et en faisant attention à ne rien renverser, je prends congé de mes deux Ladies sans oublier bien sûr de les remercier. Quand j’embrasse Sandy sur le front, je suis regonflé pour une éternité.

À lire en écoutant : Fairport Convention, Unhalfbricking
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