ANGE DU ROCK N°31 : JOHNNY HALLYDAY
- Patrice Villatte
- 2 sept. 2022
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 3 sept. 2022

Cher Johnny.
Depuis que nous avons entamé une correspondance suivie, je ne cesse de me répéter quelle chance j’ai eu de t’avoir abordé ! Comme beaucoup de gens, depuis ta disparition, je n’ai pas cessé de réécouter régulièrement tes albums non pas comme un fan transi d’amour, mais disons plutôt comme un amateur qui se pense éclairé. Est-ce que c’est ça qui t’a plu ? Pouvoir discuter avec quelqu’un de lucide sur ton parcours certes formidable et aussi sur tout ce que tu appelles toi-même « un tas de conneries »…
Te souviens-tu de notre première rencontre ? C’était à Manhattan en décembre 2019 (soit deux années après ton plus beau coup, mon salaud ce que tu as pu nous faire chialer sur les Champs Élysées…), dans Central Park pas très loin de là où John Lennon s’est fait shooter. Par une belle après-midi d’hiver, sur un banc, engoncé dans une parka matelassée, avec aux pieds une paire de Moon Boots à poils longs, tu fumais tranquille des clopes qui à la maison t’étaient formellement interdites. Je n’ai pas eu beaucoup de mal à te reconnaître, tu ne te cachais pas puisque tu étais officiellement décédé. Ici à New York personne pour t’emmerder, et puis aux États-Unis, malgré tous tes efforts tu n’as jamais eu la notoriété d’un Presley. Parler français sembla te faire plaisir et nous avons sympathisé. Depuis nous nous rejoignons toujours sur ce même banc pour passer le temps comme le font tous les retraités.
Quand tu m’as avoué que tu avais des problèmes de mémoire, je n’ai pas été surpris car à force de discuter, je voyais bien que parfois tu t’embrouillais. C’est toi qui as parlé en premier d’Alzheimer, me confiant que si ta mémoire ancienne est intacte, tu es infoutu de te rappeler ce que tu as mangé la veille au soir. Tu me dis que tu te souviens de ton enfance, de ton adolescence et de tes débuts de carrière chez Vogue, mais qu’ensuite tout devient plus confus. Tu mélanges les dates et les albums. C’est ainsi que tu m’as demandé de te rendre service… Tu veux que je te rappelle les grands moments de ta discographie ? Ok, j’accepte d’être ton anti sèche mais je te préviens, à propos de ta production il y a du bon, du très bon mais aussi du très mauvais. Nous sommes d’accord, d’autres que moi se chargeront de te rappeler tes frasques en tous genres, nous c’est pour parler musique que nous nous retrouvons. Je te rappelle tes succès mais aussi tes échecs et ensuite, te résume le tout par écrit.
Parlons franchement ! Ta première période a très mal vieilli : du sous Elvis, du twist à gogo et des textes idiots. Le plus incroyable c’est que ça a fonctionné, mais à part Retiens la nuit de Aznavour, il n’y a pas grand-chose à sauver. Certes tu as la pêche, tu es beau gosse et déjà bête de scène, mais l’essentiel de ton répertoire consiste en du copié-collé des tubes américains du moment sans une once d’originalité. C’est le temps des 45 tours et des 33 tours 25 cm. Si quelques adaptations comme Le Pénitencier ont résisté au temps qui passe, le reste n’est pas terrible, même si j’ai été très amusé par le simple Altin’ Yüsük une version turque du très ringard Mon anneau d’or que tu as enregistré en 65, et que tu m’as offert en signe d’amitié.
Quitte à mettre tes vieux fans en rogne, à mon humble avis ton premier disque véritablement intéressant est La Génération perdue ! C’est ton huitième album studio sorti en 1966 et pour la première fois tu confies la direction musicale à Micky Jones (futur Foreigner) et Tommy Brown (que beaucoup considèrent comme ton meilleur batteur). La prise de son est assurée par un certain Giorgio Gomelsky premier impresario des Rolling Stones. Le centre de gravité du rock’n’roll s’est déplacé des Etats-Unis vers l’Angleterre, tout se passe désormais à Londres et tu es au rendez-vous. Si tu chantes encore pas mal de bêtises (ta polémique avec Antoine reste dans ce domaine un sommet…) ta version francophone du tube Black is Black assure un max même si c’est pompé sur la version des Los Bravos groupe espagnol désormais oublié. A cette époque tu fréquentes le gotha du rock british ainsi qu’un certain Jimi Hendrix. Malheureusement, tu m’as avoué que ce nom ne te disait rien et il a fallu que je te chantonne Hey Joe pour que cela te rappelle enfin quelque chose. C’est pourtant pour toi une époque formidable pendant laquelle tu vas enregistrer tes meilleurs albums. Étonnamment le son psychédélique très à la mode à cette époque te convient. Tu te laisses pousser les cheveux et enfile moulte colliers et autres gri-gris, toi qui jusque-là n’avait cessé de pester sur les beatniks branchés. Tu conclus les sixties avec un très bon Riviere… ouvre ton lit enregistré par Glyn Jones, celui des Who, de Clapton et de tant d’autres. Entamer les seventies avec Vie où tu chantes Jésus-Christ est un hippie et la 7ème avenue sur une musique de Beethoven… J’avoue, fallait oser ! Tu énerves pour ne pas dire plus, les vieux, les cons et les réacs avec des titres jugés trop sexuellement osés, et tes prestations suantes agacent. Ce n’est pas l’amour que tu célèbres mais l’acte physique de baiser. Le poids du cheval mort ne passe pas… Mon grand-père ne supporte pas ton Que je t’aime ce qui a bien sûr comme conséquence de me faire bander de joie. Quand tu as remis ça avec Je t’aime, je t’aime j’aime j’ai bien cru que tu allais l’achever. L’art du riff à la Keith Richards ne t’a pas laissé indiffèrent et dans les colos on s’éclate sur Oh ! ma Jolie Sarah que l’on enchaine systématiquement avec Honky Tonk Women des Rolling Stones pour faire durer le plaisir. Moi qui suis né l’année de la sortie de ton premier 45 tours, c’est de ta faute si douze ans plus tard, je rentre en rock’n’roll comme on rentre en religion, une confession que je t’ai faite et qui t’as bien fait rigoler ! Ensuite, en plus de ton équipe londonienne habituelle tu recrutes Chris Kimsey ingé-son et futur producteur des Stones. Il ramène Bobby Keys, Jim Price, Nanette Workman qui a dû te laisser quand même quelques regrets, plus Gary Wright de Spooky Tooth pour un Flagrant délit qui sonne d’enfer. L’adaptation du Fortunate Son de Creedence Clearwater Revival en Fils de personne par Phillipe Labro est une réussite majeure que tu chanteras ensuite régulièrement, avec notamment un Jean Louis Aubert ravi (à qui tu aurais dû proposer J’ai un problème, un duo me semble-t-il plus adapté…). Avec Insolitudes qui sort deux ans plus tard ce sont tes disques les plus rock. A ceux qui te reprochent de ne pas savoir composer, c’est aussi l’époque où tu écris la Musique que j’aime, à l’origine une face B qui deviendra ton plus grand classique. Tu peux tout te permettre, y compris tourner avec un cirque complet et Ange en première partie.
Après c’est moins glorieux ! Tu t’essaies à la Country puis à la Rock’n’roll nostalgie, c’est ton retour vers les États-Unis avec chapeau de cowboy et Tutti Frutti. S’en suit toute une série d’albums avec toujours une ou deux pépites alors que le reste demeure dispensable. J’adore Rock’n’roll man sur Rock’n’slow mais les reprises de Rock à Memphis sont moins sexy. Publié en 76 Derrière l’amour n’est pas si mal mais gâché par une photo de pochette trop sage pour ne pas dire ringarde. On y trouve une première version de Gabrielle qui franchement ne vaut pas un clou mais qui deviendra un incontournable de tes spectacles. Personnellement je préfère Joue pas de Rock’n’roll pour moi mais ce n’est pas moi qui décide du succès populaire d’une chanson, ni toi d’ailleurs ! La même année tu sors Hamlett inspiré du théâtre de William Shakespeare mais là, même tes fans les plus acharnés ont du mal à suivre. Bien plus tard un certain Dominique A trouvera dans les paroles de Je suis fou comme une tomate, une raison de vivre… Ton adaptation de C’est la vie de Greg Lake d’Emerson Lake & Palmer est plus réussie même si cette fois-ci tu sembles avoir un train de retard, la vague du rock progressif étant déjà passée.
On considère généralement la fin des années soixante-dix comme ta plus mauvaise période. Des albums comme Solitudes à deux, Hollywood ou A partir de maintenant sonnent affreusement variétoche ! Au lieu de reprendre Balavoine tu aurais dû accepter la proposition d’enregistrer avec Bijou. Malheureusement cela ne s’est pas fait. Heureusement tu as découvert Bob Seger et ses reprises te sauvent du naufrage. Chanter Le bon temps du rock’n’roll te va comme un gant. Te rappelle-tu avoir vu l’américain au Pavillon de Paris le 24 novembre 1980 ? Moi j’y étais et je ne m’en suis pas remis. J’avais compilé sur K7 tes covers des chansons du gars de Detroit en les intercalant avec les originaux, tu n’as pas à en rougir, ces versions ont autant de gueule que le morceau éponyme sorti en 45 tours au même moment. Au fait, pendant que j’y pense : tu n’as jamais voulu reprendre du Bruce Springsteen ? Question vocal, tu en aurais été capable ! Un gars peut-être trop à gauche pour toi ? On en reparlera…
Avec les années quatre-vingt arrive le temps des synthés envahissants. Si le titre Montpellier dans l’album Quelque part un aigle peut amuser, le spectacle façon Mad Max pour promotionner le disque La Peur fait ricaner… Tu as tout oublié ? Tant mieux, il n’y a rien à garder. Étonnamment Entre violence et violon de 83 reste l’un de mes disques préférés, un album qui pleure et qui m’émeut encore. Pourquoi celui-là plutôt qu’un autre, me diras tu ? Parce que c’est un moment de ma vie où les thèmes de ruptures sentimentales que tu chantes abondamment me touchent profondément… C’est aussi ta seule collaboration avec Bernard Lavilliers. À condition de vous supporter, l’alliance entre deux gros bras aurait pu donner un alliage résistant. C’est ma période fan de Johnny, je traine dans les concerts, j’achète l’édition spéciale de Drôle de métier (j’adore la pochette) couplée avec les sessions Nashville 84 où tu chantes en duo avec Emmylou Harris, Tony Joe White, Carl Perkins, Don Everly et les Stray Cats.
L’année suivante sort Rock’n’roll attitude et c’est carton plein ! Le titre est trompeur mais le mélange pas évident sur le papier de Michel Berger, lutin de la variété, et de notre rocker national séduit le monde entier. Pour la première fois de ta carrière, les intellos apprécient les références à Tennessee Williams et les bourgeoises ton look de jeune marié… Les tubes s’enchainent et un an plus tard tu récidives avec Goldman. Les sons de batteries sont à chier mais les chansons sont excellentes et font l’unanimité. À Bercy, chaque soir tu prends une douche tout habillé devant un public ravi. Il faut dire que question décor de scène, tu as tout fait et on a tout vu. Dans la multitude de tes disques live, un jour il faudra faire le tri. Pour la réalisation des albums, c’est l’alternance entre vieux routiers en confiance et artistes dans le vent. Ça ne marche pas à tous les coups. Obispo réussit à Allumer le feu, mais M se plante avec Jamais seul un album pourtant truffé de références seventies.
Au rayon des réussites : Sang pour Sang produit par ton fiston (Quelques cris figure dans mon top cinq de mes chansons préférées), le concert au parc de Sceaux où mon jeune fils perché sur une chaise de camping se casse la voix en hurlant Johnny, ou encore Jean Philippe ton meilleur rôle au cinéma. Les textes sont de mieux en mieux choisis chez des auteurs type Miossec ou Zazie auxquels on n’aurait pas pensé et des jeunes zicos comme Yarol Poupaud apportent une ardeur nouvelle. Le duo tant redouté avec Céline Dion est plutôt convainquant et On veut des légendes avec Eddy est vraiment géant. Ton association avec ton vieux complice et Jacques Dutronc est une leçon de courage et de dignité. Les Canailles évitent le piège Dick Rivers et rempilent pour le plaisir.
Coté catastrophes on est gâté : le show à Vegas, une nouvelle tentative de s’imposer à l’internationale avec un album entièrement en anglais, le triomphe à la tour Eiffel où la moitié du public ne voit rien et n’entend pas grand-chose. Le pompon revient à Tous ensemble, l’hymne pour encourager les Bleus… Sans commentaire. Question merchandising et rééditions on frise l’overdose, mais il faut bien que tu payes tes impôts.
Le plus surprenant reste ton dernier enregistrement (puisque tu m’as dit que tu ne voulais plus chanter). Le titre est nul (Mon pays c’est l’amour) mais le son est top, merci Yodelice. Aucune faute de goût ou presque, c’est suffisamment rare pour être signalé. Tu clos ta carrière sur J’en parlerai au diable, ma chanson préférée toutes époques confondues, le titre idéal pour tout enterrement rock’n’roll. Bravo Johnny !
Au fait, as-tu pensé à écrire ton adresse sur un bout de papier et à le glisser dans tes poches quand tu vas te balader ? Si tu oublies de rentrer à l’heure au Dakota, Laetitia va t’engueuler. Depuis que vous êtes voisins de palier avec Yoko, elles sont devenues copines et elles ne sont pas là pour rigoler… Je t’embrasse !
Patrice

À lire en écoutant : Johnny Hallyday, Flagrant délits ; Entre violence et violon ; Mon pays c’est l’amour
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