ANGE DU ROCK N°36 : JOHN WETTON
- swampfactory
- 11 nov. 2022
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 26 sept. 2023

La première fois que je suis passé à Katowice, c’était juste après la chute du communisme. La ville était dans un sale état et nous revenions d’Oswiecim plus connu sous le nom d’Auschwitz. Nous avions visité le plus grand complexe concentrationnaire du Troisième Reich et en cette semaine de Toussaint, l’hiver frappait déjà à la porte. Il faisait nuit à seize heures et le restau où nous trouvâmes refuge ne servait qu’un plat unique, une soupe polonaise à la betterave, le fameux bortsch. Les rues étaient désertes et la chambre d’hôtel réservée avait son chauffage défectueux. L’hôtesse nous avait prévenus, seul un petit radiateur dans la salle de bain fonctionnait : une ambiance plutôt glaciale que nous n’avons jamais oubliée !
Vingt-huit ans plus tard tout a bien changé ! Le chef-lieu de la Voïvodie de Silésie anciennement nommé Stalinenogrôd en l’honneur de qui vous savez, est devenu une ville accueillante, surtout l’été, culturellement dynamique et musicalement branchée. Le Wyspianski Theater, magnifique établissement de style moderniste est un haut lieu de la culture polonaise et porte le nom d’un des plus remarquables peintres polonais, Stanislaw Wyspianski aussi poète et metteur en scène. Nous sommes en ville pour assister à un hommage au grand musicien Krzysztof Penderecki récemment décédé. Le célèbre compositeur a laissé une œuvre conséquente, régulièrement utilisée par les cinéastes de Kubrick à Scorsese en passant par David Lynch. Nous allons écouter entre autres Thrène à la mémoire des victimes d’Hiroshima que j’ai retrouvé échantillonné par le groupe rock gallois Manic Street Preachers. Nous allons nous régaler !
Mais avant cela, il nous faut obtenir nos tickets, et sagement nous suivons la queue pour récupérer nos sésames et entrer. Incroyable mais vrai, « nie do wiary » comme disent les polonais, le monsieur qui distribue les billets et coche les noms sur la liste des invités n’est autre que John Wetton ! Je le reconnais facilement car c’est l’un de mes musiciens préférés. Mais que fait-il en Pologne ? La file d’attente étant longue, et personne ne semblant très pressé, j’ai le temps de me remémorer la longue carrière de ce type que je croyais mort et enterré. C’est sûr, derrière sa vitre, il n’a plus la fière allure qu’il avait au début de sa carrière. Il fut une époque où je cherchais tous ses enregistrements. Entre ses albums solos, les groupes auxquels il a participé, les sessions où il fut convié, j’avais du choix ! Sa carrière pléthorique s’énonce comme le livre d’histoire du rock britannique et un astronome américain a même appelé un astéroïde 72802 Wetton en l’honneur de notre héros oublié.
S’il est d’abord connu comme le chanteur bassiste de King Crimson époque Larks’ Tongues in Aspic, Starless and Bible Black et Red, une des meilleures périodes du groupe de Robert Fripp, il devient professionnel dès 1971 avec Mogul Thrash, une formation de jazz rock britannique avec lequel il enregistre un album très sympa, un vinyle à rechercher. Il reste ensuite deux années dans Family où John joue de la basse derrière Roger Chapman chanteur génial et énervé. C’est avec le « roi cramoisi » qu’il impose sa voix de bariton parfaite pour succéder à Greg Lake, même si ensuite il redevient à nouveau simple bassiste derrière Brian Ferry et Roxy Music. En 75 il rejoint Uriah Heep, à l’époque une formation très populaire, pour deux albums excellents probablement les meilleurs de la longue carrière de ce groupe. Après une tentative avortée de travailler avec Rick Wakeman, en 77, il est temps pour notre ami de prendre son destin en main et de chanter désormais à plein temps. C’est l’aventure UK avec Eddie Jobson, Bill Bruford, et Allan Holsworth un quatuor qui devient trio avec Terry Bozzio à la façon Emerson Lake & Palmer. Les deux albums produits sont le chant du cygne de cette musique ambitieuse qu’on appelle rock progressif. Malheureusement ce super groupe ne résiste pas aux egos respectifs, les temps ont changé, la virtuosité ne suffit plus et notre vedette semble désemparée. Où va t’il placer son énorme son de basse et sa magnifique voix voilée ? Pendant plusieurs années Wetton erre dans différentes formules comme Jack-Knife, un album plutôt blues très dispensable avec son vieux copain Richard Palmer-James, puis tente une collaboration avec Wishbone Ash pour un album mais pas pour la tournée. Il réalise son premier disque solo Caught in the crossfire qui annonce ses choix futurs, des chansons courtes et rock à la place de longs morceaux alambiqués. Plus étonnant, à l’aube des années quatre-vingt il s’associe avec les musiciens français du groupe Atoll pour des demos qui ne sortiront que bien plus tard dans la réédition cd de Rock Puzzle et qui révèleront la première version du futur hit Here comes the feeling. Notre anglais doit vite considérer que ce projet est une impasse et préfère se rabattre sur un avenir moins risqué, à savoir la réunion de quatre rock stars confirmées et ultra compétentes prêtes à tout pour renouer avec le succès. En créant Asia, Wetton, Steve Howe (ex Yes), Carl Palmer (ex ELP) et Geoff Downes (ex Buggles ex Yes et plus encore) vont vendre dix millions d’exemplaires du premier album alliant technique éprouvée et efficacité mélodique. Nous sommes en 1982, Geffen Records se frotte les mains et incite les musiciens à produire un son sagement FM pour une musique toujours plus commerciale. On est loin des improvisations aventureuses des seventies et des délires psychés. Il faut croire que cela ne satisfait pas totalement Sir Wetton qui cède sa place temporairement à Greg Lake puis quitte le groupe définitivement (enfin, c’est ce que l’on croyait…). Est-ce à dire que notre héros est devenu un homme difficile à contenter pourvu d’un caractère ombrageux ? Dans les années quatre-vingt-dix, il se concentre sur sa carrière solo qui ne donne pas les résultats espérés. C’est le temps des petits labels aux distributions limitées. Pour sortir de l’impasse et payer les factures accumulées, John tente de renouer avec un passé glorieux en rappelant ses anciens complices. « La liste est longue et il se peut que j’en oublie » me dis-je intérieurement en avançant lentement. L’album Wetton / Manzanera publié en 1986 est indigne de son passé. En 1997 il retrouve Steve Hackett pour revisiter les tubes de Genesis puis rejoint Ken Hensley pour rejouer leurs succès des seventies. Plus tard il fonde Qango avec Carl Palmer, formation éphémère qui ne dure que quelques mois et au début des années 2000 son projet Icon avec le claviériste Geoff Downes ne rencontre qu’indifférence et rejet. Il ne lui reste plus qu’à remonter la formule originale d’Asia. Signés par le label italien Frontiers spécialisé dans le recyclage des groupes usés, les musiciens tournent en Europe de l’est où le public n’est pas encore blasé. Si malheureusement aucune reformation durable de King Crimson avec lui n’est envisagée, il remet par contre le couvert avec une formule à quatre de son ancien groupe UK sans que cela ne débouche sur de nouvelles compos. Au moment où je me demande pourquoi tant d’instabilité, une voix annonce « Next ! » et me sort de mes pensées : notre bassiste légendaire a survécu et est devenu un employé du théâtre de Silésie. Etrange destinée…
À l’entracte je ne manque pas de l’observer servant des cocktails au bar, puis à la sortie du spectacle je le retrouve à nouveau dirigeant cette fois les gens vers la sortie. Le concert dirigé par Krzysztof Urbanski, un jeune chef d’orchestre de trente-neuf ans, a été formidable mais je reconnais que mon esprit est resté plus préoccupé par ces étranges retrouvailles. Peu pressés de quitter ce magnifique établissement, nous nous retrouvons parmi les derniers à sortir.
En passant devant lui je me permets un « thank you so much Mister Wetton » ce qui a pour conséquence de provoquer sur son visage impassible un rictus d’amabilité. Il ne m’en faut pas plus pour tenter un échange improvisé. Bien content de le retrouver en bonne santé, je ne me risque pas à l’interroger sur les raisons de cette reconversion inattendue, je préfère lui demander s’il a de nouveaux projets. « Je répète avec SBB le meilleur orchestre progressif polonais fondé en 1971 et toujours en activité. Nous espérons enregistrer un nouvel album pour Oskar Records, un label très actif, et pourquoi pas tourner. Le public polonais est plus ouvert à ma musique, les gens sont plus cultivés et j’ai encore tant à donner. C’est ici qu’a été capté un grand nombre de spectacles sortis ensuite en DVD. Anathema, Arena, Galahad, Pendragon, Rpwl, Oliver Wakeman, d’autres encore ont enregistré dans cette nouvelle Mecque du rock progressif.
– Je pensais que c’était Gènes, la nouvelle capitale du prog, là où Greg Lake s’est installé !
– N’importe quoi, l’avenir est ici à Katowice où les amateurs sont nombreux, fidèles et passionnés. Que Lake reste en Italie, moi je reste là, ça nous évitera de nous croiser ! » me lance t’il agacé en m’indiquant la direction de la rue où l’obscurité est désormais tombée sur une Pologne sagement endormie…

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