ANGE DU ROCK N°37 : CURTIS MAYFIELD
- Patrice Villatte
- 25 nov. 2022
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 11 déc. 2022

Le monde est mal fait ! Sur le ticket le nom de Jerry Butler et de Gloria Lynne étaient écrits en plus gros que celui de Curtis Mayfield. Cela a de quoi énerver, surtout que ce n’était pas la première fois. Déjà au début des sixties, il avait fallu gober l’appellation Jerry Butler and the Impressions au lieu de The Impressions tout court. Pourtant un demi-siècle plus tard que reste-t-il de Jerry, (toujours vivant à l’heure où j’écris), face à l’immense héritage musical que Curtis Mayfield a laissé ? Mon admiration pour la musique de ce formidable musicien a débuté le 25 août 1989 à New York. Ce jour-là, mon copain Patrick et moi venions de rencontrer Jerrold Stern, un restaurateur de Manhattan à qui nous avions rendu service en lui rapportant des médicaments oubliés chez un ami commun. Le type était très sympa et pour nous remercier nous avait proposé de l’accompagner dans sa tournée à Harlem où il devait se rendre pour affaire. En voiture à chaque carrefour, il interpellait des potes à lui qui le saluaient bruyamment. Il circulait en toute sécurité à une époque où Harlem était encore un endroit dangereux, notamment pour deux touristes frenchies récemment débarqués.
C’est en passant devant l’Apollo Theater, 253 W. 125th street, que mon excitation monta subitement ! Bercé depuis longtemps par les disques enregistrés en public sur cette scène légendaire, je maudissais le bon Dieu ne de pas m’avoir prévenu à l’époque où James Brown y gravait ses fameux lives… J’avais tout loupé ! Que n’aurais-je donné pour entrer dans ce temple de la musique black ! Allais-je rattraper le temps perdu ? J’espérai un miracle, « Ainsi soit-il » !
Sans hésiter Jerrold nous demanda si nous étions libres en soirée. Face à notre acquiescement enthousiaste, il se gara en double file, sauta de la voiture, s’engouffra dans le hall d’entrée et en ressortit quelques instants après avec des tickets pour le spectacle du lendemain.
C’est ainsi que vingt-quatre heures plus tard nous étions six petits blancs installés dans la salle mythique au milieu d’une foule afro-américaine sapée comme pour un 4 juillet et passablement déchainée. Sorry pour Gloria Lynne dont je n’avais jamais entendu parler, et pour Jerry Butler que je confondais avec Eddie Kendricks des Temptations. Mais je savais qui était Curtis sans l’avoir vraiment écouté. Bob Marley le citait dans un de ses plus grands succès et Rod Stewart et Jeff Beck ne cessaient de le rabâcher. Après une entrée très classe comme savent le faire les géants de la soul music, Curtis s’était assis et les autres musiciens retirés. Seul avec sa guitare, notre homme ressemblait derrière ses grosses lunettes à un patriarche que l’on écoute sans broncher. Je m’attendais à une revue façon Motown, nous eûmes droit à un sermon émouvant ponctué par des « right on » venant de spectateurs envoutés par la voix douce et aigue de notre ténor, mais aussi par ses propos de lutte, de désespoir et de pauvreté qui semblaient dire : « nous n’avons pas encore gagné, mais il faut persévérer ». Même si le message ne m’était pas directement adressé, face à une telle ferveur je restai médusé. J’avoue que quand il céda la place à Gloria puis à Jerry, je fus moins passionné, ignorant que j’étais… Depuis je n’ai jamais cessé d’écouter ces artistes et de les aimer, sans oublier de remercier l’ange qui m’a initié.
Vingt ans sont passés et je suis de retour à New York où j’ai renoué avec Jerrold. Il est désormais à la retraite mais toujours une vedette à Harlem. Ses origines juive et grecque de Salonique font de lui un homme qui connaît le sens du mot persécuté et qui a toujours ses entrées dans la communauté noire où il est très apprécié. Justement aujourd’hui c’est à The Riverside Church qu’il veut m’emmener. Cette église interdénominationnelle de style néogothique a accueilli de nombreuses personnalités. Martin Luther King, Nelson Mandela, Fidel Castro y ont fait des discours historiques et mon ami New-Yorkais n’a rien loupé. C’est dans ce magnifique édifice où les blancs sont toujours aussi peu nombreux que nous venons écouter un homme ressuscité…
Un prêtre en robe pourpre chauffe la salle : « Alléluia ! », il annonce la venue d’un miraculé né en 1942 dans un milieu modeste mais éduqué. Sa grand-mère était pasteure de la Traveling Soul Spiritualistic Church à Chicago, mais lui a choisi de cultiver la musique, ce don que Dieu lui a donné. D’abord avec The Impressions, une formation qui fut l’une des premières à mélanger doo-woop et gospel pour une série de tubes dansants et de succès mérités, puis sous son nom que la foule scande à présent à gorge déployée : « Curtis ! Curtis ! »
Son premier disque solo sortit avant What’s Going On de Marvin Gaye et fit de lui un pionner de la fierté noire capable d’introduire des commentaires à caractère social dans ses chansons. We’re a winner devint l’hymne du Black Power et Keep on pushing celui du mouvement des droits civiques. L’apogée fut atteinte en 1972 avec Superfly, chef-d’œuvre du courant « Blaxploitation » qui dénonçait les dealers comme les nouveaux esclavagistes de la communauté. On retrouve dans tous ses albums ce son urbain et élégant plus influencé par l’Eglise que par les bars et ce style inimitable autour d’une guitare jazzy et funky entre Wes Montgomery et Jimi. Malheureusement l’état de grâce ne dura pas et la catastrophe se produisit le 14 août 1990 à Brooklyn quand un projecteur lui tomba dessus le laissant paralysé du cou aux pieds. Dans la salle des gens connaissent cette issue dramatique et certains ne peuvent s’empêcher de pleurer.
Incroyable, malgré son état, en 1996 Curtis Mayfield réussit à enregistrer un dernier chef-d’œuvre allongé sur le dos sans pouvoir bouger. Depuis il a été amputé d’une jambe pour cause de diabète mal soigné et récemment on l’a déclaré aveugle, sa vue s’étant définitivement dégradée. Malgré tout, installé dans une chaise roulante en position allongée, porté vers les cieux par une équipe d’assistants magnifiquement costumés, arrive comme un prophète un homme que je n’aurais jamais imaginé revoir après tant d’années.
« Are you ready ?
– Yeah !
– Curtis Mayfield, le meilleur prédicateur de notre communauté va nous parler. » La foule se tait et se concentre sur le mince filet de voix de fausset presque inaudible et très difficile à distinguer malgré des micros habilement disposés.
« Mesdames et Messieurs, Brothers & Sisters ! il y a tant de sujets que je pourrais évoquer devant un public éclairé, il y a tellement de problèmes auxquels notre nation et notre monde sont confrontés. Mais en ce jour, je voudrais surtout vous parler de l’avenir de notre musique. Je veux vous le dire, je suis en colère. Ma génération est considérée comme celle des parrains du Rap, mais nous ne reconnaissons pas nos enfants. Nous avions tant espéré dans le flow des Last Poets, dans le spoken word lucide de Gil Scott-Heron, dans les chaines brisées d’Isaac Hayes et d’autres encore. Ils étaient le renouveau musical de notre communauté et bien des années plus tard que reste-t-il ? Le Gangsta rap qui ne cesse de promouvoir la guerre de tous contre tous. S’il y a des rappeurs conscients, beaucoup sont des caricatures, se comportant exactement comme l’Amérique blanche attend d’eux. Entre récupération capitaliste et misérabilisme défoncé n’y a-t-il pas d’autres issues ? Je regrette le temps des bluesmen et du jazz de Mingus, de Coltrane, et d’Archie Shepp. Muddy Waters avait plus de dignité et la trompette de Miles plus de portée. Que sont devenus les homélies soul et les morceaux churchy qui nous font tant de bien. Avez-vous oublié notre doxologie R&B bienveillante ? Et les paroles de People Get Ready faut il vous les rappeler ? J’ai écrit cette chanson en 1965. Elle me semble toujours d’actualité. Je vais vous la chanter comme on adresse une prière aux cieux ! »
L’émotion est à son comble quand retentit l’hymne si souvent repris, l’un des plus beaux morceaux jamais enregistrés, et c’est toute l’assistance qui, portée par le célèbre chant en falsetto, monte au ciel à défaut de rencontrer Dieu…
« People get ready There’s a train a-coming You don’t need no baggage You just get on board All you need is faith To hear the diesels humming Don’t need no ticket… » You just thank the Lord… »

À lire en écoutant : Curtis Mayfield, Superfly
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