ANGE DU ROCK N°46 : FRANK ZAPPA
- Patrice Villatte
- 12 mai 2023
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 2 oct. 2023

La publicité indiquait : « Visitez la plus célèbre colline d’Hollywood pour tout connaître des secrets du célèbre Laurel Canyon Boulevard, le boulevard des vedettes ! Rendez-vous face à l’hôtel Château Marmont sur Sunset Boulevard. »
All Aboard ! Et nous voici embarqués sur le petit train touristique, en réalité un tracteur tirant trois wagonnets, pour visiter Laurel Canyon, Los Angeles, Californie. C’est Jonathan Wilson qui conduit et fait la visite. Étonnant que ce brillant musicien, dernier compagnon de lutte de Roger Waters, responsable de plusieurs albums indispensables dont Rare Birds, prix Chatterbox 2018, en soit réduit à faire le gentil animateur pour nostalgiques des sixties. Peut-être est-ce simplement pour le plaisir de présenter ce quartier qu’il a habité et tenté de revitaliser en organisant des jam sessions comme au bon vieux temps du Peace & Love fleuri ? Ou peut-être de façon plus prosaïque est-ce pour le pognon ? Allez savoir !
C’est parti ! Au son du Blues from Laurel Canyon de John Mayall habilement enchaîné avec le Ladies of the Canyon de Joni Mitchell diffusé dans les petites enceintes du faux tortillard, nous grimpons par cette route étroite, sinueuse et dangereuse qui relie Los Angeles à la San Fernando Valley et passe par un véritable col au croisement du Laurel Canyon Boulevard et du Mulholland Drive. Le climat de type méditerranéen semi-aride habituel qui rend toute végétation jaune et rabougrie est en ce samedi 25 février 2023 remplacé par une neige fondue totalement exceptionnelle dans ce coin de paradis. La piste est verglaçante mais rien n’arrête Jonathan.
La première halte est au Laurel Canyon Country Store, une simple supérette au carrefour de Kirkwood Drive qui a conservé sa façade en brique rouge et ses signes hippies. On peut toujours espérer y croiser quelques stars de ciné venues se fournir en bières, papier toilette ou tout ce que la bonne aurait pu oublier d’acheter. Notre guide nous prévient, si l’on veut à boire ou à grignoter c’est ici car ensuite plus de boutique ! C’est plutôt d’un bon grog dont nous aurions besoin vu la taille des flocons qui commencent à tomber. Il neige en Californie !
Nous passons ensuite devant une ancienne maison où Jim Morrison a vécu puis nous stoppons au numéro 2401 là où la famille Zappa s’installa à la fin des sixties. Cette simple cabane en rondins (the log cabin) devint pour quelques mois seulement le centre névralgique du mouvement beatnik. Les anecdotes pleuvent en rafale, ma favorite étant celle où Alice Cooper et son groupe vinrent auditionner à sept heures du matin, quand Frank Zappa les attendait à dix-neuf heures… Juste au-dessus, cachée dans la végétation, la maison du Our house de Graham Nash. Elle appartenait à Joni Mitchell et c’est ici que le trio Crosby, Stills & Nash est né. Un peu plus loin au 2451, The Mansion, maison hantée, jadis propriété de Errol Flynn et présentement lieu d’accueil de diverses productions du nabab hirsute Rick Rubin. Johnny Cash, les Red Hot Chili Peppers, Slipknot et d’autres encore y ont enregistré, certains avec succès d’autres avec effroi. Wilson ne peut s’empêcher de préciser que c’est à deux pas d’ici qu’il a installé il y a quelques années son home studio pour produire ce que lui-même appelle du « Folk-Rock canyonite ». Son rêve baba n’a pourtant pas duré car les voisins se sont plaints du bruit et l’ont fait virer. Ici aussi les temps ont changé !
Nous arrivons enfin au sommet de la crête après avoir croisé Lookout Moutain Avenue où l’on devine sans jamais vraiment les voir des maisons de fous au passé sulfureux. À droite débute Woodrow Wilson Drive mais Jonathan ne veut pas s’y engouffrer : c’est trop étroit et aujourd’hui trop glissant. Nous ne verrons donc pas la maison où Frank Zappa emménagea pour fuir des fans trop envahissants, après son séjour en bas du Canyon. Officiellement c’est là qu’il mourut. Dans cette grosse villa construite dans un style faux-Tudor, le compositeur travailla jour et nuit sur ses albums, ne sortant de sa maison et du quartier que pour aller tourner dans le monde entier. Depuis ses descendants l’ont revendue à Lady Gaga qui l’a ensuite refourguée à la fille de Mick Jagger pour une somme inavouable. De façon surprenante, Wilson laisse entendre que les Zappa n’auraient pas quitté le quartier et auraient investi la propriété voisine plus gigantesque encore pour accueillir l’énorme stock d’archives laissé par le célèbre guitariste. C’est à deux pas. Il n’y pas grand-chose à voir à moins d’être un voyeur maniaque ou un fan fétichiste. Je ne me sens ni l’un ni l’autre mais sans vraiment réfléchir, par simple curiosité, je quitte subrepticement le petit train pour aller jeter un coup d’œil à ce temple, la maison de Frank Zappa. Au moment où je traine à l’affut d’une rencontre, voila que déboule Ahmet Zappa, le second fils du maître, fondateur avec son frère Dweezil de l’éphémère Z, veine tentative d’associer son heavy et délire zappaien. C’est un bavard et comme il fait froid et qu’il a visiblement du temps à perdre, il n’hésite pas à me faire pénétrer dans l’antre du génie disparu. Il m’emmène au sous-sol dans un studio obscur rempli d’électronique et de machines clignotantes. Là, un homme de dos, face à une immense table de mixage et d’enceintes de tous calibres, écoute attentivement une version inédite de The Torture Never Stops. Il se retourne : paf ! Je suis en présence de Frank Zappa ! Un vieux Zappa tout grisonnant mais un Zappa toujours chevelu et moustachu. Son regard sombre n’incite pas à la ramener. Ahmet, hilare, me glisse à l’oreille : « Quand de temps en temps je tombe sur un fan avec une bonne tête, je l’invite à rencontrer mon père. Mais chut, attention à ne pas le déranger. » Pendant que la musique défile à fort volume, le fiston m’explique dans l’oreille : « Papa est en train de remastériser le volume 492 de notre label Zappa Records. »
Sceptique, je lui fais remarquer que je viens d’acheter Zappa’80, Mudd Club/Munich le 125e album de la collection récemment publiée. « Mon père ne cesse de préparer de nouveaux albums. Il a des centaines d’enregistrements inédits qui sont prêts à être commercialisés, avec pour chacun un son retravaillé, des crédits très détaillés et une idée très précise de la pochette et des photos à utiliser. L’aventure Zappa est loin d’être terminée. En ce moment il travaille sur une compilation des batteurs qui ont joué avec lui. On y retrouvera Jimmy Carl Black le premier batteur des Mothers of Invention ; John Guerin, l’un des batteurs de sessions les plus demandés ; Jim Gordon, celui dont la folie a tout gâché ; Aynsley Dunbar, un petit gars de Liverpool qui a su en imposer aux américains ; Ralph Humphrey, batteur méconnu mais qui fut au début des seventies très apprécié ; Chester Thompson avant qu’il ne devienne la boîte à rythme de Genesis ; Terry Bozzio le seul à avoir correctement joué The Black Page, le cauchemar des batteurs ; Vinnie Colaiuta, considéré par Frank comme son meilleur batteur ; David Logeman qui a réussi l’exploit de remplacer Colaiuta pendant quatre mois ; Chad Wackerman, l’un de ceux qui est resté le plus longtemps avec le maestro et d’autres encore qui ont été oubliés. Ensuite il a pour projet des sélections de ses meilleurs bassistes, des guitaristes qui l’ont accompagné, des chanteurs, et des claviéristes avec qui il a joué. Tout se prépare ici à l’abri des curieux et sort ensuite sur Zappa records avec parfois un packaging délirant comme pour les numéros 114 et 117, les concerts d’Halloween 73 et 81 où il nous a fallu joindre masques, capes et gants de monstres pour satisfaire le paternel. Nous préparons un coffret de luxe de Sheik Yerbouti avec six cds bourrés d’inédits et de prises alternatives plus un turban et un mini narguilé assorti. Pour le 200e volume nous envisageons une édition collector de Shut Up ‘N’ Play Yer Guitar avec toute une collection de médiators plus une moustache postiche et un paquet de cigarettes à l’effigie de qui vous savez. C’est beaucoup de boulot, j’ai donc mis ma carrière de chanteur en pause pour me consacrer au catalogue. Ça a déplu à mon frangin Dweezil et nous sommes fâchés. »
À ce moment Frank se retourne. Il me parle mais ses propos sont difficiles à comprendre. Le génie a survécu à plusieurs cancers dont l’un du larynx ce qui l’oblige à parler avec un laryngophone. Sa voix désormais artificielle est complètement robotisée. Face à mon désarroi Ahmet se fend la poire. Je comprends que cette situation amuse autant le père que le fils mais j’avoue que leur sens de l’humour me reste quelque peu coincé dans la gorge. Ahmet traduit les propos de son père : « Il te demande quel est ton album préféré ? » Vexé d’être le jouet de leurs turpitudes je réponds Zut Alors expression française qui a plu à Frank et qu’il a adapté en Zoot Allures pour nommer son album de 1976. Zappa senior avec sa voix de Dark Vador me lance alors : « Ça va. Vous pouvez rester ! »
Et c’est ainsi que je passe l’après-midi à écouter des nouvelles versions de folie du répertoire de l’un de mes musiciens préférés. Après m’avoir interrogé sur mes souvenirs de ses propres performances sur scène, il fouille dans son immense base de données et retrouve rapidement le concert du 23 février 1979 auquel j’ai eu la chance d’assister puis me le fait écouter. À la nuit tombée le fiston me fait comprendre qu’il est temps de me retirer. Jonathan Wilson ne m’a pas attendu et ses touristes ont rejoint depuis longtemps le Strip et la frénésie. Il ne me reste plus qu’à redescendre à pieds dans la neige en faisant attention de ne pas tomber. Il me faut être prudent et pourtant Dieu sait que je suis pressé. Depuis le début de cette aventure, je n’ai pas pu pisser. Seuls les vrais amateurs de Zappa auront deviné l’air que je sifflote tout au long de ce retour frigorifié : Don’t Eat The Yellow Snow, bien sûr, la complainte de Nanook l’esquimau que Frank a si souvent chantée et qui m’a toujours fait marrer…

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