ANGE DU ROCK N°7 : JON LORD
- Patrice Villatte
- 23 avr. 2021
- 6 min de lecture

Wuhan capitale de la province du Hubei en Chine ; 9 millions d’habitants, une université renommée, sa gare et son aéroport international point de départ de la nouvelle route de la soie, ses nombreux temples et musées et son opéra ! C’est la fille de mon ami Serge qui m’a prévenu : dans le cadre du jumelage avec la France, l’œuvre de Ravel est programmée pour la saison 2020-2021, le tout financé par PSA Peugeot Citroën. Partout en ville, les affiches annoncent l’événement avec en plein cadre la photo du chef d’orchestre.
« Regarde, me tweet-elle, ce type ressemble au clavier de Deep Purple !
– Jon Lord ? ça m’étonnerait, il est mort en 2012 !
– Et bien soit c’est son clone, soit ton Jon Lord est ressuscité. Papa n’arrêtait pas de nous le faire écouter et son profil moustachu sur les albums de Deep Purple a bercé mon enfance. Je ne peux pas me tromper. »
Intrigué je décide d’aller vérifier. J’ai plusieurs missions. Je dois confirmer les informations de Peter Frankopan et embarquer dans ces fameux convois ferroviaires qui au départ de la Chine permettent de rejoindre en quinze jours Vénissieux près de Lyon au lieu des deux mois de navigation maritime ordinaire. Plus secrètement, je dois aussi en profiter pour retrouver les traces de Jean, fils de mon arrière-arrière-grand-père né en 1876 et mort pendant la guerre des Boxers le 8 octobre 1900 à lâge de 24 ans à Tien Tsin au sud-est de Pékin. J’ai donc toutes les raisons de partir pour Wuhan. Mon séjour doit durer une semaine, j’ai donc du temps à perdre. J’en profite pour visiter tout d’abord le célèbre marché de gros de fruits de mer de Huanan, puis bien sûr l’opéra, dernier vestige de la présence française quand celle-ci occupait ce comptoir et imposait sa poigne de fer à un Empire du Milieu affaibli et divisé.
Effectivement, Élodie ne s’est pas trompée. Sur l’affiche, le type à la baguette ressemble comme deux goûtes d’eau à Jon Lord, le clavier de Deep Purple, l’un des fondateurs de ce formidable groupe encore aujourd’hui en activité, maître du hard-rock britannique, responsable d’indispensables opus dont je ne me suis jamais lassé : une véritable légende que je ne peux plus imaginer rencontrer puisqu’officiellement décédée.
Il y a des moments dans la vie que l’on ne pourra jamais oublier, des instants à jamais gravés : je suis devant l’opéra en train de prendre quelques photos comme un touriste lambda. Une magnifique Rolls-Royce arrive. En sort l’homme à la moustache, les cheveux blancs mi-longs tirés en arrière, une dégaine pour moitié de vieille rock-star classe et de gentleman parfaitement habillé. Totalement surpris, je tombe à la renverse, ce qui provoque chez monsieur Lord un rictus amusé. Il vient me relever et pour retrouver mes esprits, me propose de m’asseoir. Nous voici donc dans le hall d’entrée de l’opéra, sur un banc de marbre doré. Je réussis à me présenter : je suis un fan depuis toujours et j’ai tant de questions à lui poser. Étonnamment Jon Lord me répond favorablement et me propose même de monter dans son bureau où nous serons plus à l’aise pour causer.
Il me faut d’abord m’assurer de son identité : « Êtes-vous vraiment Jon Lord de Deep Purple ?
– Sans aucun doute, acquiesce-t’il. Je suis né le 9 juin 1941 à Leicester en Angleterre. J’ai fondé ce groupe en 1968 pour le meilleur et aussi parfois pour le pire…
– Justement, parlez-moi de ces bons et mauvais moments ?
– Le meilleur fut la période du succès de l’album Machine Head, et même si je me suis lassé du riff de Smoke on water, cet âge d’or du groupe version « Mark II » entre 1970 et 1973 reste un grand moment dans ma vie de musicien. Mais cela n’a pas duré, il est de notoriété publique que la vie avec Ritchie Blackmore fut toujours compliquée. C’était un petit génie de la guitare mais un garçon un peu trop pénible à mon goût. Il fallait faire tourner la boutique, je vous passe les crises et les reformations... Nous étions devenus un vieux couple et il a bien fallu un jour divorcer. Pour me détendre j‘ai rejoint Tony Ashton, mon vieux copain de beuverie puis nous avons formé Paice-Ashton & Lord qui fut un moment très heureux de ma carrière. Malheureusement le groupe s’est séparé et j’ai rempilé avec le Whitesnake de David Coverdale que j’ai toujours apprécié jusqu’au moment où il devenu blond et américain… Nous avons réalisé six albums et de longues tournées qui m’ont passablement épuisé.
– Et votre meilleur album ?
– Vous allez être surpris mais si l’on met les albums de Deep Purple de côté, mon préféré reste le disque line up de Graham Bonnet. Avec Cozy Powell et Micky Moody nous formions un groupe d’enfer. Manque de chance, Graham n’était pas à la hauteur sur scène et nous avons dû renoncer. J’ai aussi d’excellents souvenirs de mes participations aux albums de mon ami Alvin Lee. De temps en temps le virus me reprend, je ressors mon vieil orgue Hammond et je remonte un groupe pour jouer du rock et du blues à l’ancienne. La dernière fois c’était avec les Hoochie Coochie Men et Jimmy Barnes en Australie et on s’est bien éclaté. Mais tout cela n’est qu’une part de mon activité ; l’autre facette, c’est mon travail de composition et de direction de grands orchestres. J’ai toujours eu ces deux passions : le rock’n’roll et la musique classique.
– Et aujourd’hui vous êtes donc chef d’orchestre ?
– Exactement, quand la municipalité de Wuhan m’a proposé la direction de l’orchestre symphonique de la ville, j’ai décidé de tourner la page du rock’n’roll. Il faut dire que cela me travaillait depuis longtemps. Vous n’êtes pas sans savoir l’intérêt que je porte à la musique dite savante. Dès 1969 j’avais composé mon concerto pour groupe et orchestre que nous avons interprété avec le Royal Philharmonic Orchestra sous la direction de Sir Malcolm Arnold. Toute ma vie je me suis battu pour la reconnaissance de mon travail de compositeur de musique sérieuse. »
Effectivement j’avais tout de suite remarqué que derrière son bureau au milieu des multiples trophées et récompenses de toutes sortes, trônait le magnifique meuble-coffret qu’un label japonais avait conçu pour abriter l’intégrale des enregistrements Deutsche Grammophon and Decca en 240 cds de Herbert Von Karajan : un tirage hors de prix, très exceptionnel réservé aux amateurs les plus exigeants. Jon et moi avions cet intérêt commun et nous allions pouvoir en discuter.
« D’où vient cette passion ?
– J’ai été bien éduqué par un professeur sévère mais exigeant le merveilleux Frederick All pour ne pas le nommer. De plus quand on sort de la Wyggeston Grammar School For Boys, les grands compositeurs britanniques n’ont pour vous plus aucun secret. De Purcell à Britten, j’ai tout étudié.
– Edward Elgar aussi je présume ?
– Oui bien sûr, bien que son œuvre « Pomp and Circumstance » me rappelle une bien mauvaise soirée. Rod Stewart m’avait prévenu : si tu es invité chez Sir Elton John et qu’en fin de party il passe à plein volume ce morceau, c’est qu’il est fâché et qu’il est temps de te retirer, et c’est exactement ce qui s’est passé… Aujourd’hui je retrouve un de mes musiciens favoris Maurice Ravel. Ma route l’a plusieurs fois croisé. J’ai bien sûr fait le pèlerinage dans sa maison mais j’ai oublié le nom de ce charmant village !
– C’est à Monfort-l'Amaury soufflai-je.
– Savez-vous que j’ai eu l’occasion de jouer sur son piano dans cette petite maison si charmante qu’il habitait. On m’a même autorisé à fouiller dans ce petit cagibi où il cachait ses partitions. En 1970 pour l’album In Rock j’ai réussi à décider Ian Paice de replacer la formule rythmique du boléro pour introduire le solo de guitare sur Child In Time. Ce n’était pas du copié-collé mais c’était bien amené. Je me souviens aussi avoir enregistré Pavane pour une infante défunte dans mon album Before I Forget de 1982 mais le label a refusé cette interprétation et il m’a fallu attendre la réédition de 1994 pour voir ce titre enfin publié. À cette époque le mélange rock-classique n’était pas accepté.
– Et après cette série de concerts en hommage au génie français, avez-vous d’autres projets ?
– J’essaie de décider les chinois de me laisser diriger la septième symphonie en ut majeur de Shostakovich.
– Celle qu’il avait intitulé Leningrad ?
– Tout à fait, cette œuvre magnifique qu’il a composé pendant le siège de la ville en 1941. Le problème c’est que Pékin ne veut pas entendre parler du génie bolchevique… Si cela se fait, j’en profiterai pour glisser quelques extraits de mon album Sarabande, mon disque soi-disant classique préféré.»
Imperceptiblement depuis que nous évoquons tous ces trésors de musique symphonique, le ton de Jon a changé : ce n’est plus le rocker qui parle mais c’est un lord qui passionne. C’est d’ailleurs à ce moment là qu’un assistant local vient nous interrompre : « Je vous prie de m’excuser Maestro, mais il est temps de venir répéter, les quatre-vingt-dix-neuf musiciens de l’orchestre de Wuhan sont prêts à être dirigés. »
Post Scriptum : le concert n’a jamais eu lieu. En Janvier 2020, Wuhan a été totalement confinée et la musique reportée . Je n’ai plus de nouvelles de mon ami d’une journée. Peut-être s’est-il envolé pour des cieux plus cléments vers une contrée de mélomanes où passer d’un style à l’autre ne semble pas déranger et où les anges du rock sont prêts à s’éclater sous la baguette de chefs d’orchestre merveilleusement inspirés !

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