ANGE DU ROCK N°9 : BRIAN JONES
- Patrice Villatte
- 21 mai 2021
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 26 mai 2021

Dans sa biographie des Rolling Stones François Gentil tape juste. Dès l’introduction il raconte comment en 1967, lui, le fils d’un gérant de pompes à essence Shell installé en Charente sur la nationale 10 près de Ruffec fit le plein pour une Bentley S3 Continental bleu nuit immatriculée JPL 400D.
Outre le chauffeur, deux filles et deux garçons sortirent alors de la voiture pour se dégourdir. Pour un môme de la campagne, cette rencontre inopinée avec de jeunes stars britanniques mondialement reconnues, parlant une langue incompréhensible pour le commun des mortels et habillées de façon si extravagante que même les dandys d’Angoulême n’auraient pu rivaliser, fut l’équivalent de l’arrivée des martiens… C’est dire si l’évènement resta gravé dans la mémoire de l’auteur. Comme prise de contact avec les Rolling Stones, on peut difficilement imaginer mieux et sa vie en fut totalement bouleversée. Tout est vrai dans cette histoire à deux détails près : d’abord la chronologie reste floue puisque l’on se perd entre le 26 février et le 5 mars et surtout ce n’est pas Keith Richards qui partit se soulager dans les champs de maïs, mais l’ange blond du rock’n’roll Brian Jones. La voiture redémarra sans lui, le laissant pantalon baissé…
Cette station-essence est aujourd’hui toujours ouverte. La route nationale est devenue une quatre voies et le bâtiment d’à côté un routier qui chaque week-end se transforme en boite de nuit. La patronne Déborah est la sœur du François précédemment cité et son témoignage vaut la peine d’être écouté.
« Brian m’a tout raconté. Comme tout le monde le sait, les deux rockers accompagnés de leurs régulières étaient en route depuis Londres pour le Maroc. Keith et Anita n’arrêtaient pas de se peloter et ça a énervé Brian, décidé à ne pas laisser son amour s’envoler. C’est pour cette raison qu’il a été débarqué. Imagine-le, pieds nus, sans papiers ni monnaie avec ses cheveux longs et son regard perdu, j’ai craqué. Cette rencontre aurait dû rester pour moi le merveilleux souvenir d’une nuit d’ivresse et l’histoire se serait terminée ainsi. Mais il n’en fut rien. En juin 69 après avoir quitté les Stones, Brian est revenu et m’a proposé de partir avec lui vers ce Maroc qu’il avait tant apprécié. Je l’ai suivi deux ans puis je suis rentrée. Mais lui est resté. Il y est toujours, j’ai son adresse. Si tu comptes le visiter rapporte lui cette paire de Charentaises, c’étaient ses préférées. »
C’est ainsi que trois semaines plus tard, avec ma boite de chaussons, me voici à Casablanca. L’adresse donnée est le 10 boulevard de l’océan atlantique. Mais Déborah a dû se tromper car point de logement ; il s’agit du Flamingo Beach Club, une piscine avec Bar et Restaurant pour clientèle aisée… Face à la plage l’endroit est superbe, mais encore désert en ce début d’après-midi. Un Barman en livrée sort de sa léthargie puis me propose de m’asseoir au comptoir et de commander. Pas d’alcool, un simple jus bien glacé. Nous commençons à papoter.
Si j’avoue que je recherche Brian Jones, un Rolling Stone décédé en 1969, je vais me faire jeter ! Alors je tergiverse me présentant comme un homme d’affaire à la recherche d’un vieux copain d’université : un britannique facile à repérer puisque doté d’un beau regard bleu caché derrière la frange d’une chevelure blonde comme les blés. À Casa il ne doit pas y en avoir des milliers. Mon interlocuteur hésite : non il ne voit pas. Dans cette ville de quatre millions d’habitants, il me semble alors illusoire d’espérer le retrouver. Le responsable de salle, un certain Humphrey Beauregard s’en mêle et au moment où je suis prêt à abandonner, miracle ! La sono diffuse le vieux tube inusé de Billy Paul Me and Mrs Jones.
C’est le déclic, ils ont trouvé ! C’est le maître-nageur de l’établissement, un monsieur âgé toujours en activité, un gentleman que tout le monde appelle ici « Mister Jones ».
Habituellement c’est à dix-huit heures qu’il fait son entrée. Il me suffit de l’attendre, il ne devrait pas tarder. À l’heure tapante, c’est un officier de la marine royale britannique que je vois accoster. Il en a le costume : pantalon blanc, veste à boutons croisée sur une marinière rayée bleu et blanc et bien sûr casquette de vieux flibustier… Très loin du souvenir que les amateurs ont gardé du héros des Rolling Stones. Une évidence me saute aux yeux, le temps a passé. Je m’attendais à retrouver une idole de jeunesse, le type que j’ai en face de moi cache sa calvitie sous un postiche adapté et un couvre-chef daté. Il accepte volontiers de me parler. Visiblement pour lui le temps n’est plus compté.
« – Avant d’apprendre à nager aux enfants vous aviez une autre activité ? Dis-je avec un sourire complice.
– Je vois que monsieur est bien renseigné. Effectivement j’ai eu deux vies, mais ma première existence est bien lointaine et j’ai tout effacé.
– Vraiment ? Vous vous souvenez d’avoir fondé les Rolling Stones ?
– Les Rolling quoi ? Me répond-t ‘il malicieux. » Plutôt confus, je n’ose insister, mais lui s’esclaffe !
« Bien sûr, je n’ai rien oublié ! J’ai été un Stones de 1962 à 1969, j’ai monté le groupe, choisi les musiciens, trouvé le nom et proposé le répertoire. Ironie du sort, cinquante ans plus tard, c’est dans cette collection de titres blues que nos amis ont pioché pour leur dernier album. Si c’est pour revenir à ces classiques de Jimmy Reed, Little Walter et compagnie, il fallait me demander car c’est moi qui les ai initiés. J’ai été l’un des tous premiers à m’y intéresser, le premier aussi à jouer de la slide guitare en Angleterre, et la musique du diable, ça me connaît. Ma récompense a été d’être évincé sous prétexte que je ne savais pas composer.
Écrire des chansons ne m’a jamais intéressé. Le Blues suffisait amplement de me contenter. Après avoir écarté Ian Stewart pour look incompatible avec l’image pop qu’il voulait nous imposer, Andrew Loog Oldham, notre manager de l’époque, nous a poussé vers ces ritournelles à succès que je n’ai jamais aimées. Pour faire plaisir à ce triste Sir j’ai appris à jouer de toute une série d’instruments rarement utilisés. Avec sitar, dulcimer, marimbas, mellotron et autres, je me suis mis à colorer les airs que les deux lascars n’avaient souvent qu’ébauchés. Cela m’a beaucoup affecté et j’ai pris quelques mauvaises habitudes qui m’ont salement diminué.
Est-ce que Mick Jagger et Keith Richards ont voulu se débarrasser de moi ? Je ne le saurai jamais mais quand Frank Thorogood a essayé de me noyer, j’ai vraiment flippé et je suis parti sans laisser d’adresse. J’ai d’abord été me cacher en Suisse chez Jean-Luc Godard puis chez Déborah une française que j’avais rencontrée lors de cette virée où Richards m’a piqué Anita. Nous sommes ensuite partis au Maroc pour nous planquer. D’abord à Jajouka dans le sud du Riff marocain, là où j’avais enregistré les Maitres Musiciens de Joujouka. En 68, Jagger ne voulait pas en entendre parler, mais quelques années plus tard, Rolling Stones Record a sorti l’album à titre posthume, ce qui m’a bien fait rigoler.
Il paraît que les Stones sont revenus à Tanger en 89. S’ils m’ont cherché, ils ne m’ont pas trouvé. Je voulais produire d’autres groupes marocains de musique de transe soufie mais là encore je me suis fait doubler. Alors je me suis reconverti. J’ai trouvé un emploi à la piscine municipale de Casablanca, un établissement magnifique datant de 1934. Des imbéciles ont décidé de la détruire pour construire la grande mosquée Hassan II et une fois de plus, il m’a fallu déménager.
Retourner en Angleterre semblait être une bien mauvaise idée car le fisc me pourchassait pour des retards de pensions alimentaires que j’avais oubliées de régler aux mères de mes six enfants que ma triste vie m’avait obligé à abandonner. J’ai retrouvé un job au Flamingo et un appart dans la vieille médina. Depuis je n’ai pas bougé et vous êtes le premier à m’avoir fait parler. L’époque où je me faisais passer pour Elmo Lewis en hommage au bluesman Elmore James est définitivement révolue. J’ai sauvé ma peau, c’était ma destinée. Mais vous savez ce que je n’ai jamais digéré ? Avoir pu imaginer qu’un homme comme moi, qui a passé une grande partie de sa vie à apprendre aux gens le crawl ou la brasse coulée, puisse s’être noyé dans une piscine est au mieux ironique, et au pire carrément vexant…
N’est-il pas ! Et maintenant excusez-moi je dois me changer pour aller travailler. »

À lire en écoutant : Brian Jones presents the Pipes Of Pan At Joujouka
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