ANGE DU ROCK N°1 : CLARENCE CLEMONS
- Patrice Villatte
- 15 janv. 2021
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 26 mars 2021

Les fans de Bruce Springsteen le savent bien : Clarence Clemons est immortel… puisque c’est un ange… et les anges ne peuvent pas mourir !
C’est fort de cette conviction que je me présentais au 461 ocean boulevard à West Palm Beach, Floride, États-Unis. La maison, pour ne pas dire le palais était typique de ce que l’on peut attendre d’une telle adresse : en front de mer, des colonnes à l’entrée, des statues de nus osés, un look kitch à la Citizen Kane qu’une personne censée ne peut imaginer habiter.
Sur la terrasse face à l’Atlantique, sous la véranda, installée dans un immense rockingchair en osier, Clarence me voit arriver et de sa voix d’outre-tombe hurle à mon attention un « come on! » amical qui n’est pas loin de me tétaniser !
Très impressionné, je bafoue quelques formules de salutations complétement déplacées… Clarence me regarde tel un ogre prêt à me dévorer et éclate d’un rire tellurique qui finit de m’achever. Il fallut qu’un domestique en livrée m’apporte une citronnade glacée pour que mes fonctions d’homme civilisé soient réactivées. Dans son costume de flanelle bleu électrique, monsieur Clemons reçoit, et même si son invité est un simple amateur fidèle et anonyme, il n’est pas question de le laisser repartir déçu ou dépité.
« – Comment m’as-tu trouvé ? » me lance t’il.
Ici tout le monde connait the Big Man, et il suffit de demander au premier venu sur la plage pour être renseigné. J’en reste à cette version flatteuse et ne voulant pas passer pour un musicien quémandeur et intéressé, je ne lui dis pas que j’ai contacté Little Steven pour pouvoir le rencontrer. À l’époque avec mon groupe les Shaggy Dogs, nous espérions refiler un de nos morceaux pour les compilations Little Stevens’s Underground Garage et nous avions appelé le fidèle lieutenant de Springsteen. Cela ne s’était pas fait mais Little Steven était tellement cool que nous avions sympathisé et grâce à lui, dix ans plus tard je me retrouvais à Miami !
« – Quand on nait en 1942 à Norfolk Virginie à quoi ressemble sa jeunesse ?

Aussitôt, Clarence se lance à la vitesse d’un TGV et je ne peux plus l’arrêter.
– Quand on naît noir c’est l’enfer, mais coup de pot j’étais balaise et je me serais bien vu devenir footballeur pro chez les Browns de Cleveland ou les Cowboys de Dallas. Mais malheureusement ou heureusement un accident de voiture a mis fin à mes rêves de champion du ballon. J’avais une autre passion, mon oncle m’avait offert un album de King Curtis, et mon father un saxo ! A dix-huit ans j’étais déjà suffisamment bon pour enregistrer en studio et en 1971, j’ai rencontré Bruce ! Mon arrivée en fanfare dans ce club « the Student Prince » à Asbury Park n’a rien d’un bobard, j’ai défoncé la porte et j’ai déboulé sur scène pour entrer dans l’histoire.

Les aventures de Clarence Clemons avec le héros du New Jersey sont bien connues, je préfère délicatement orienter le géant vers sa carrière solo.
– J’ai adoré votre premier album avec les Red Bank Rockers, mais ensuite, j’avoue avoir eu plus de mal à vous suivre. Me trouvant bien téméraire de m’exprimer ainsi je listais toutes ses apparitions solos au coté de Jackson Browne, Aretha Franklin, Alvin Lee, The Grateful Dead, l’talien Zucchero ou encore Lady Gaga.


– Tu oublies ma tournée avec Ringo Starr ! m’interrompit-il avant même que je puisse dégainer. Si je mets mes tournées avec le E-Street Band de côté, ce sont sans hésiter mes meilleurs souvenirs live. Pour Ringo c’était la toute première incarnation de son All-Starr Band, la plus cotée, celle qui avait rassemblé des gars du Band, Dr John, Billy Preston. Nils Lofgren, Jim Keltner et j’ai peur d’en avoir oublié. On s’est vraiment éclaté et quand je le vois aujourd’hui jouer avec des seconds couteaux, je me dis qu’il devrait me rappeler.
– Mais monsieur Clemons, il me semble que vous avez arrêté…
– Je me suis arrêté car monsieur Springsteen m’a renvoyé ! »
Face à une telle déclaration, je reste sans voix. Entendre Clarence Clemons débiner le Boss était bien la seule chose à laquelle je n’étais pas préparé. Il me fallait le faire parler pour éclairer un pan de l’histoire complètement occulté.

« – Quand Bruce a découvert mon neveu, que je lui avais d’ailleurs présenté, il a commencé à envisager mon remplacement. Au début il pensait engager une section de cuivres mais un sax solo lui manquait. J’avais offert son premier saxophone à Jake et je l’avais fait travailler. Bruce me reprochait la vingtaine de personnes qui m’était nécessaire pour me préparer à monter sur scène.

C’est vrai ma santé était à l’époque plutôt chancelante mais je n’ai jamais manqué une date et j’ai toujours assuré ! La réalité c’est que Bruce n’avait plus beaucoup de place dans sa musique pour mon saxophone, et pour bien des nouveaux morceaux je tripotais quelques percus en attendant patiemment le moment où j’allais enfin jouer. Le pire c’est que Springsteen n’assumait pas. Il aurait pu me virer, mais mon image allait lui manquer et un E-Street Band sans the Big Man pouvait faire râler les fans du monde entier. Quand Jake a été prêt pour reprendre le flambeau, il m’a demandé de partir, officiellement pour me faire soigner. Depuis, pour chaque nouvelle année il m’envoie ses bons vœux avec toujours un présent. Cette année c’était un disque inédit et unique de Woody Guthrie, l’an passé c’était toute une caisse de vinyles de folk irlandais. Sympa de sa part mais pas vraiment ma tasse de thé. Je reste en contact avec Steve Van Zandt (que Clarence n’appelle jamais Little Steven, témoignage d’une amitié ancienne et indéfectible), Gary Tallent passe régulièrement me voir en voisin et Max Weinberg m’a appelé il y a quinze jours pour un show télé avec ce bon vieux John Lyon, alias Southside Johnny. »

Clarence n’est pas rancunier puisque dans l’entrée, en haut d’un majestueux escalier est accroché une immense reproduction de la pochette de Born to run, où comme chacun sait figure Springsteen collé à son saxophoniste préféré. Le temps des envolées façon tempêtes et alizés sur des classiques mémorables comme Thunder Road ou Jungleland est depuis longtemps retombé et son diplôme encadré du « Rock and Roll Hall of Fame » est là pour témoigner d’une existence exceptionnellement bien remplie. J’aurais pu aussi évoquer sa carrière d’acteur où il fit ses débuts sous la direction de Martin Scorsese, sa voix d’invité dans un épisode des Simpsons, sa furtive apparition dans les Blues Brothers 2000, ses cinq mariages, ses quatre fils, son refuge secret dans un wagon abandonné sans oublier ses trophées de poissons genre le plus gros jamais péché…
Malgré son invitation à une soirée barbecue bien arrosée, je sentis qu’il était temps de me retirer et quand Clarence se proposa de me raccompagner à l’entrée de sa propriété en poussant difficilement un déambulateur XXL, je ne pus m’empêcher de penser que Bruce avait peut-être choisi la solution la plus raisonnable pour son pote de quarante ans qui lui avait tant donné et qui méritait bien son statut de dieu à jamais.
À lire en écoutant : Clarence Clemons, Rescue
Passionnant ce premier article ! Vivement le prochain ! 😉
Bravo ! Impatiente de voir et lire la suite 👍
super genial ce blog, bravo & long live rock !